En privilégiant les œuvres plutôt que les artistes, May You Live In Interesting Times, l’exposition de la 58ème Biennale d’art de Venise, frôle de près la reproduction des rapports de force du marché – son esthétique, son idéologie, sa géographie.
De bonnes œuvres font-elles forcément une bonne exposition ? De toute évidence, la question contient la réponse. Non, l’agglutinement d’une quantité de choses ne va pas automatiquement produire du sens. Du sens : voilà pourtant bien ce que l’on serait en droit d’attendre d’une exposition, a fortiori de cette exposition reine qu’est la Biennale d’art de Venise. Tous les deux ans, c’est vers elle que l’on se tourne pour déchiffrer quelque chose comme un air du temps, une ligne de force ou, plus banalement, un peu de régularité dans la frénésie du calendrier artistique, quelques mots-clés au sein du babillage global.
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Confiée à un curateur différent à chaque édition, on y lit une prise de parti ou l’amplification d’un donné. Une prescription ou une mise en évidence. Pour ne prendre que les plus récentes, Okwui Enwezor – disparu en mars – dotait en 2015 la pensée décoloniale de son exposition-manifeste avec All the World’s Futures. Deux années plus tard, Christine Macel pressentait le tournant escapiste d’un monde de l’art préférant rêver, méditer et tricoter plutôt que de regarder en face les prémisses d’une crise globale.
En 2017, nous nous montrions critiques de son exposition Viva Arte Viva. Nous pointions le danger d’un désengagement de l’art réfugié dans sa tour d’ivoire. Cette édition-là, cependant, se prêtait encore à la discussion en tant qu’exposition. Nous contestions les choix, et non l’exécution. Alors qu’était donné début mai le coup d’envoi de la 58ème édition de la Biennale d’art de Venise, celle-ci pose encore un autre cas de figure. Dans les espaces consacrés du pavillon central des Giardini et de l’Arsenal, l’exposition de cette édition, confiée à Ralph Rugoff, pose encore un autre cas de figure. Comment, en effet, discuter avec les critères d’une exposition ce qui, à vrai dire, en réfute les bases mêmes ?
Une exposition qui voit double
Pour May You Live In Interesting Times, le titre de sa proposition, l’actuel directeur de la Hayward Gallery à Londres a choisi de construire son propos autour des fake news et des bulles de filtre. Le texte introductif mentionne ainsi « la multiplicité exemplaire » de pratiques d’artistes habitués « à garder en tête des notions en apparence incompatibles, et à jongler entre différentes manières de faire sens du monde ». La méthode expositionnelle en découle : pour « attirer l’attention » sur cette multiplicité, Ralph Rugoff prend le parti de ne pas ordonner son propos en fonction d’une narration ou d’un thème, mais de séparer l’exposition en deux parties distinctes. Soit une Proposition A à l’Arsenal et une Proposition B dans les Giardini.
Chacun des deux volets présente les mêmes artistes. Les mêmes artistes, mais pas les mêmes œuvres. « Les visiteurs qui n’ont pas l’habitude de lire les textes introductifs et les cartels pourraient bien ne jamais se rendre compte qu’il s’agit des mêmes artistes dans les deux expositions », écrit le commissaire.
Deux salles, deux ambiances ? Le geste, explique le curateur, entend reproduire sur les circuits parallèles (et incommensurables) de circulation des contenus dont il a tant été question dans le sillage des élections américaines. Deux espaces, deux vérités alternatives. L’exposition, on le comprend, n’est pas là pour apporter des réponses mais pour ajouter à la confusion. Le titre lui-même, May You Live In Interesting Times, rejette sa mission d’orientation. Référence historique obscure à un proverbe chinois mal traduit (l’anecdote importe peu), le terme fourre-tout « intéressant » est en soi un parangon d’ambivalence.
A priori, ne pas vouloir réduire les œuvres à de simples illustrations d’un propos général est un geste bienvenu. L’art serait même le terrain privilégié d’une ambiguïté à défendre, l’espace d’un affûtage des réflexes critiques plutôt que de l’apprentissage de la bien-pensance. La décision de n’inclure que des artistes se justifie également. Au vu du contexte d’une part (la biennale n’agit pas dans la même temporalité qu’un musée), de l’engouement actuel pour la redécouverte d’artistes morts d’autre part (redécouverte accompagnée d’un storytelling vendeur). Seulement, le résultat ne tient pas. La méthode expositionnelle n’est pas réinventée ni même bousculée. Nous ne sommes pas en présence d’une exposition mais d’un simulacre d’exposition : sa coquille creuse, sa mue diaphane.
Les circuits occidentaux de la visibilité
May You Live In Interesting Times est un simulacre d’exposition parce que la priorité est donnée aux œuvres et non aux artistes. La différence est de taille. L’artiste n’y est pas considéré comme une subjectivité incarnant une situation d’énonciation, déclinable de multiples manières. Il est devenu un producteur de choses matérielles déplaçables et agençables comme des Legos – pour le dire plus brutalement, un producteur de marchandises. A Venise, il n’y a plus de contexte original, seulement la circulation effrénée des œuvres. Le geste est d’autant plus violent que la plupart des œuvres présentées l’ont initialement été dans le contexte d’expositions solo, c’est-à-dire en résonnance avec un ensemble plus vaste qui leur donnait du sens.
C’est le cas, pour prendre trois exemples d’œuvres enlevées à son contexte global, de l’installation d’Ed Atkin, Old Food (2017-19), une reproduction à échelle réduite de son exposition monographique au Martin-Gropius-Bau à Berlin en 2017-2018 ; de la vidéo d’Arthur Jafa The White Album (2019), coupée d’un plus vaste continuum sensoriel où le spectateur choisissait lui-même au casque les bandes-son des vidéos qu’il voulait entendre lors de l’exposition A Series of Utterly Improbable Yet Extraordinary Renditions à la Serpentine Sackler Gallery à Londres (2017) et à la Julia Stoscheck Collection à Berlin (2018) ; ou encore de l’installation robotique monumentale I Can’t Help Myself (2016) de Sun Yuan et Peng Yu, initialement produite pour le Guggenheim Museum et présentée dans le cadre d’une exploration de la géographie chinoise déployée à travers l’exposition Tales Of Our Time (2016-2017).
A Venise, ce qu’on découvre est un best-of de pièces glanées au fil d’expositions récentes de galeries et d’institutions occidentales. Le constat est flagrant lorsqu’on se penche non pas sur l’origine, mais sur le lieu de résidence des artistes. Un article d’Arnet.com s’est chargé de faire le décompte. Un tiers des artistes (soit 26 sur les 80 au total) sont basés aux Etats-Unis et 14 à Berlin (bien que trois seulement soient nés en Allemagne). La diversité en prend un coup. Njideka Akunyili Crosby, née au Nigeria, vit et travaille à Los Angeles. Nairy Baghramian, née en Iran, vit et travaille à Berlin. De même pour Haris Epaminonda, chypriote d’origine. Otobong Nkanga, née au Nigéria, est désormais basée à Anvers. Anicka Yi, originaire de Corée, aux Etats-Unis. La liste est longue. Pour être visible, quel que soit le médium ou le sujet, mieux vaut travailler depuis les places fortes du marché : New York, Los Angeles, Berlin – et de plus en plus la Chine (Beijing et Shanghai).
La Biennale de Venise a toujours été adossée au marché. Lorsqu’elle fut fondée en 1995, l’un de ses buts était précisément de créer un marché pour l’art contemporain. La Biennale elle-même ne possédant pas suffisamment de moyens pour garantir son autosuffisance, l’appui des galeries pour produire, transporter et installer des œuvres monumentales est un secret de polichinelle. Mais cette édition révèle encore autre chose, qui ne concerne pas tant la circulation de capitaux que l’influence du marché sur les structures esthétiques, symboliques et idéologiques, et sur la manière même de travailler avec les artistes et de montrer de l’art.
L’effacement de la valeur symbolique
Dans un livre publié en 2009, la critique d’art Isabelle Graw revenait sur la spécificité des œuvres d’art par rapport aux autres types de marchandises. Ce marché-là, écrivait-elle dans High Price, s’adosse à la « valeur symbolique » générée par les producteurs de sens : les curateurs et théoriciens. Dans le cas d’une œuvre d’art, les simples qualités matérielles n’expliquent pas son prix. Certes, certains produits de luxe reposent également sur le storytelling. En revanche, « personne n’attend d’une paire de lunettes de soleil Dior qu’elles produisent de la ‘vérité’ ou une ‘perspective épistémologique’ comme c’est le cas lorsqu’il s’agit œuvres d’art ».
Or, en escamotant la valeur ajoutée de « l’arc narratif ou de l’ombrelle thématique », en refusant le jeu de l’exposition et de la contextualisation, le marché semble ici dangereusement proche d’une mécanique autosuffisante. Lui-seul suffit à la création de la valeur, c’est-à-dire à définir ce qui rend une œuvre « intéressante » puisque celles-ci se retrouvent déracinées, privées de l’intention et du contexte qui leur donnait originellement leur sens. Que l’œuvre ait pris le pas sur l’artiste, la division en Proposition A et Proposition B l’accentue encore plus.
L’une des artistes nous racontait en amont qu’on avait demandé de travailler à une seconde proposition en se glissant dans la peau d’un moi imaginaire. Dans les faits, l’exercice n’apporte aucune surprise. Un artiste présente deux vidéos (Hito Steyerl), deux séries de peinture (Jill Mulleady) ou deux séries de photographies différentes (Zanele Muholi) ; un peintre fait aussi de la sculpture (Nicole Eisenman), un vidéaste du circuit des galeries doit bien vendre des pièces pour financer ses films (Arthur Jafa) ou un vidéaste des scripts ou des maquettes (Ian Cheng ; Alex Da Corte).
Pas de quoi s’étonner, à moins de considérer l’artiste comme un producteur de choses. Or faut-il vraiment le rappeler ? Un artiste est avant tout l’incarnation d’un certain regard complexe sur le monde, regard qui s’incarnera ensuite de diverses manières. Il n’est pas réductible à une chaîne d’usine conçue pour produire un seul produit, ni à une esthétique-logo aussi reconnaissable qu’un monogramme Vuitton.
Des œuvres épiphytes
Certes, les artistes les plus en vue du moment se trouvent réunis à Venise. En cela, May You Live In Interesting Times fournit une tranche représentative de ce qui marche aujourd’hui. La plupart de ces œuvres vont faire date, ou le font déjà. S’il n’y a pas de prise de risque, il n’y a pas non plus de faiblesse. Pour les uns, ce sera le plaisir de revoir des œuvres ou des signatures connues, pour les autres, celui de la découverte tout court. Après tout, la Biennale draine bel et bien un public plus large, et plus international, que les places fortes par où transitent habituellement ces œuvres. Il n’empêche : picorer n’a jamais été le meilleur moyen de se nourrir.
Les œuvres qui sont à elles-mêmes leur propre écosystème s’accommodent le mieux de ce contexte. Celles-là ne peuvent être déracinées, sont relativement peu incommodées par la présence de leurs voisines et survivent, s’il le faut, hors sol, à la manière des plantes épiphytes. Ce sont les installations et les sculptures qui pâtissent le plus de ce contexte de présentation ; la peinture et les vidéos qui s’en tirent le mieux. Le constat est flagrant : de l’exposition, ce sont les peintures figuratives, pourtant loin d’être majoritaires, que l’on regarde le plus.
Nicole Eisenman présente une série de grands formats où les marqueurs évidents de contemporanéité (fond d’écran Mac, casques audio, jogging) se dissolvent dans une méditation atemporelle sur l’incommunicabilité. De même, Jill Mulleady peuple des paysages liquides néo-Munch de loubards punks au vague à l’âme. Le parcours inclut également les avatars 3D d’Avery Singer, les portraits enlevés de quidams d’Henry Taylor, le jeu de textures et de découpes de Njideka Akunyili Crosby ou encore le lyrisme néo-déco de Michael Armitage.
De même, le brouhaha ambiant entrave peu l’appréhension des tirages multivitaminés de Martine Gutierrez, née en 1989 et l’une des benjamines de l’exposition. A l’origine, les photographies de cette artiste transgenre originaire d’Amérique latine étaient directement pensées pour la circulation, puisque ses incarnations de différentes déesses aztèques pansexuelles apparaissaient entre les pages du magazine Indigenous Woman (2018) créé par l’artiste précisément pour maîtriser de A à Z son contexte de réception. Iel y incarne tous les rôles : modèle, styliste, photographe, écrivain.e et rédacteur.trice en chef. Et puis il y a Zanele Muholi, militante sud-africaine LGBTI formée au fanzine et au journalisme avant de se faire connaître comme portraitiste. L’impact de ses immenses autoportraits, ici contrecollés à même les cimaise, doit beaucoup à l’affichage sauvage.
Posséder la controverse, posséder la crise
Il reste difficile de tracer des lignes de force lorsque le curateur se refuse de le faire, et ne se prive pas dans son statement d’une pique à l’égard des journalistes, ces « faiseurs de sens« . Il n’empêche, ce qui émerge de ces productions récentes serait, comme trame de fond, un certain climat d’angoisse et d’asphyxie. Les horizons sont bouchés, et la thématique se décline en crise écologique (Korakrit Arunanondchai & Alex Gvojic ; Dominique Gonzalez-Foerster ; Tomás Saraceno ; Anicka Yi), dérives techno-scientifiques (Lawrence Abu Hamdan ; Hito Steyerl), perte de soi dans la nuée numérique (Ed Atkins ; Antoine Catala ; Nicole Eisenman ; Jon Rafman ; Avery Singer) ou stigmatisations médiatiques (Neïl Beloufa ; Arthur Jafa ; Kahlil Joseph ; Christian Marclay).
Les artistes s’engagent, se mettent à l’écoute du monde, et en tirent un portrait noir. La sélection de Ralph Rugoff en témoigne et l’observation est bel et bien généralisable à l’époque. Mais le constat est double. Certes, les artistes témoignent d’un climat ressenti par tous. Mais ce type de productions est également celui qui est le plus plébiscité. Entre ces œuvres hits de l’époque, il n’y a à vrai dire pas d’autre point commun que celui-là : une même angoisse qui s’infiltre partout telle l’eau stagnante.
Est-ce à dire que l’angoisse se vend bien ? Il y a certainement une valeur ajoutée, et le retour de cette valeur symbolique mentionnée plus haut. Alors que le Rabbit de Jeff Koons, soit son fameux moulage en inox d’un lapin gonflable de 1986, se vendait une poignée de jours plus tard pour 91,07 millions de dollars, il n’est pas anodin de se rappeler que le trailer réalisé par la maison de vente Christies jouait sur la possibilité de « posséder la controverse« . L’époque n’est plus à la controverse, ni aux provocations exubérantes. Mais ne peut-on pas voir le même mécanisme à l’œuvre, à savoir une envie latente de posséder la crise ? La réifier en en faisant le contenu d’une œuvre plutôt que le sujet de réflexion d’un artiste ressemble de près à une tentative de réaffirmer un semblant de maîtrise de l’humain, dernier sursaut d’anthropocentrisme triomphant mêlé de fascination pour une fin annoncée.
58ème Biennale Internationale d’Art de Venise, jusqu’au 24 novembre à Venise
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