Le metteur en scène ancre enfin sa compagnie Nowy Teatr dans la capitale polonaise dans un lieu qui lui ressemble, ouvert à tous les arts vivants et à l’Europe. Reportage.
Vendredi 22 avril. A peine arrivé à Varsovie pour le week-end d’ouverture du Nowy Teatr et un débat qui réunit des intervenants de toute l’Europe sur le thème “Soumission, rage, liberté”, on retrouve son directeur artistique et metteur en scène Krzysztof Warlikowski dans un restaurant chinois, Le Riz Sauvage.
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Il est en pleine discussion avec Claude Bardouil, chorégraphe, et Christian Longchamp, dramaturge pour ses créations à l’opéra. Ce dernier lui demande ce qu’il pense du mouvement français Nuit debout à l’heure où nombre de Polonais manifestent régulièrement leur désaccord avec la politique du parti conservateur, le PiS, élu à l’automne 2015, dont la dernière provocation consiste à vouloir interdire l’avortement légalisé, sous certaines conditions, depuis 1993.
Chaque proposition est une mise en forme des ténèbres qui l’habitent
“Tu sais, moi, je ne fais de politique que sur le plateau de théâtre, pas en dehors”, répond Krzysztof Warlikowski. Provocation ou vérité paradoxale de sa part ? Tout son théâtre, depuis ses débuts dans les années 1990 dans une Pologne qui s’est libérée du communisme et découvre à la fois la démocratie et le marché mondialisé, est politique.
Qu’il parle de l’histoire des Juifs en Pologne ((A)pollonia, Le Dibbouk), du sida (Angels in America), de la Seconde Guerre mondiale (Cabaret Varsovie), du mythe de Phèdre (Phèdre(s), au Théâtre de l’Odéon jusqu’au 13 mai) ou de l’affaire Dreyfus dans sa dernière création à partir de A la recherche du temps perdu de Proust (Les Français), chacune de ses propositions est une mise en forme des ténèbres qui l’habitent et du regard qu’il porte sur son pays. Et sa réputation désormais internationale n’y a rien changé. Bien au contraire.
Son centre névralgique reste Varsovie où il crée depuis une quinzaine d’années, d’abord accueilli dans les années 2000 par le théâtre TR Warszawa dirigé par Grzegorz Jarzyna, avant de s’installer provisoirement dans un théâtre privé du quartier de Praga et de donner à sa compagnie le nom de Nowy Teatr. “Pendant quelques années, on n’avait pas de lieu, mais on touchait une subvention de la ville et celle-ci m’a proposé de diriger un théâtre municipal.”
Investir tous les champs de l’art possibles
Sauf qu’il ne voulait pas d’un théâtre au sens classique du terme. Il préférait trouver un lieu, non théâtral, pour y élaborer un autre rapport à la création, au public et à la ville. La directrice du Nowy Teatr, Karolina Ochab, met sur le coup une amie qui travaille aux repérages de lieux de tournage pour le cinéma et lui demande de rechercher des espaces industriels : “C’est comme ça qu’on a trouvé cet ancien garage construit dans les années 1920 et qui était occupé par le service des éboueurs de la ville.” Entre la découverte du lieu, sa rénovation et son inauguration aujourd’hui, neuf ans se sont écoulés durant lesquels la compagnie Nowy Teatr erre de salles de répétition voisines en studios de télévision.
Pour nous, Varsovie un champ d’expérience permanent
“Ne pas s’en tenir au théâtre mais s’ouvrir à la musique, aux arts visuels, à la danse ou au cinéma fait naturellement partie du projet du Nowy Teatr aujourd’hui, tel qu’on le pratique depuis des années, constate Karolina Ochab. Comme on n’avait pas encore de lieu fixe, on était partout dans Varsovie : théâtres, musées, mais aussi dans la rue, dans des appartements. C’est pour nous un champ d’expérience permanent.”
L’incroyable réussite architecturale du Nowy Teatr, réalisée par un jeune cabinet d’architectes et la scénographe de la compagnie, Malgorzata Szczesniak, tient justement à cette ouverture vers l’extérieur qui ne s’oublie jamais, mais s’invite en permanence.
Un théâtre insolent et désinvolte
Pas de boîte noire pour le théâtre, mais une surface vaste et claire, percée de fenêtres d’où l’on voit la rue, les passants, les arbres et le ciel. L’espace est à géométrie variable, les murs peuvent s’ouvrir et les gradins se déplacer pour offrir de multiples configurations en fonction des projets.
Autre particularité du Nowy Teatr en ses murs, sous l’appellation de Centre culturel international, c’est le seul théâtre polonais à programmer des spectacles étrangers. “Jusqu’alors, seuls certains festivals avaient une programmation internationale, précise Karolina Ochab. Pour notre première saison, avec le soutien du Goethe-Institut, nous accueillons des spectacles d’Heiner Goebbels, Rimini Protokoll ou Markus Öhrn. Cinq curateurs sont chargés de la programmation musicale, théâtrale, plastique et chorégraphique.”
Illustration ce week-end où nous aurons assisté à trois concerts, deux films, une sélection de vidéos de jeunes artistes polonais diffusée en continu et à une insolente performance de Wojtek Ziemilski, The Factory of Beautiful Gestures. Enfermés dans un aquarium géant, trois acteurs se déhanchent en musique avec désinvolture en dégainant une collection de masques aux effigies de personnalités politiques ou religieuses du pays, les surtitres prenant en charge leur message : “Poland has not yet died, so long as we still live.”
La période la plus sombre de la Pologne post-communisme
Une affirmation réjouissante quand on apprend par l’historien Jean-Yves Potel, spécialiste de la Pologne depuis quarante ans, lors du débat inaugural que “ce qui a fait basculer la Pologne aux dernières élections emportées par le PiS, c’est le vote massif des jeunes pour le candidat d’un parti d’extrême droite, Kukiz, un rockeur nationaliste, démagogue et xénophobe, qui a capté 20 % des voix. Près de 64 % des moins de 25 ans ont voté pour les partis de droite et d’extrême droite. On observe le même phénomène en France sur le plan électoral ou avec la radicalisation islamiste. Il est temps de réfléchir à la façon dont on a parlé à la jeunesse depuis vingt-cinq ans”.
Ce pays est presque devenu une dictature
En décembre, à Paris, Krzysztof Warlikowski nous avait fait part de ses inquiétudes concernant les premières mesures prises par le PiS s’attaquant simultanément au monde culturel et au Tribunal constitutionnel. Inaugurer le Nowy Teatr par un débat ouvert à tous est bien un acte politique, fondateur de la place que son théâtre tient à occuper dans un pays qui traverse l’époque la plus sombre qu’il ait connue depuis la fin de l’ère communiste.
“Cette journée de paroles où sont conviés des intervenants français, ukrainiens, tchèques, polonais, italiens, hongrois, allemands ou belges, c’est mon idée. Elle est venue en réaction à ce qui se passe en Europe avec les réfugiés, aux attentats de Paris, aux élections en Pologne, à la montée de la droite dans les ex-pays communistes et à la barbarie de leurs discours. Tu as entendu le cri de désespoir des plus âgés. Ce pays est presque devenu une dictature.”
Pour le pouvoir en place, les artistes menacent l’ordre public
Ces huit heures de débats répartis en trois thèmes – soumission, rage et liberté – ont en effet permis de poser les termes du plus triste dénominateur commun du désenchantement actuel, de l’est à l’ouest du continent. Le politologue et journaliste Aleksander Smolar résumait en rappelant qu’aujourd’hui, “la démocratie est représentée par les partis populistes. Le produit de la mondialisation, c’est que les millions de personnes qui soutenaient la gauche se tournent désormais par peur vers l’extrême droite.”
“L’opposition fondamentale entre le pouvoir politique et le monde culturel tient à la menace que représentent les artistes pour l’ordre public quand il n’est pas stable. Si la tendance conservatrice concerne toute l’Europe, on ne sait rien de l’avenir, sauf que les politiciens sont à l’image des sociétés dont ils émanent”.
Donner une chance à l’être humain
Pour le metteur en scène Krystian Lupa, “le ressentiment est accaparé par tout un pan de la société, exactement comme dans les années 1930. Mais ce discours public du ressentiment se sert toujours du mensonge comme d’une vérité. Je suis déboussolé, mais je prends position au milieu de cet égarement général. On peut se reprocher notre attitude ces vingt dernières années, on s’est jeté sur la consommation qui nous faisait envie pour aboutir à une indifférence qui nous plonge dans le chaos et une dévaluation du discours.”
Le théâtre me donne la possibilité de comprendre ce qu’est la liberté
“Nous avons gagné dans la lutte pour la démocratie un ‘paquet cadeau’ que nous n’avons pas su utiliser. C’est un truisme de le rappeler, mais la démocratie n’avait pas de moyens de défense contre Hitler, élu démocratiquement. C’est un de ses défauts de fabrication. Notre opportunité, c’est de savoir que nous avons perdu et qu’il faut résister.” Finalement, c’est en réagissant à ces propos que Krzysztof Warlikowski résout le paradoxe de son attitude vis-à-vis du politique.
“L’être humain a-t-il une chance ? J’ai l’occasion de retrouver du sens dans le théâtre. Il m’apprend le monde et, pour moi, c’est devenu un moyen de lutter contre le patrimoine polonais, de la Shoah à l’opium patriotico-religieux. Le théâtre me donne la possibilité de comprendre ce qu’est la liberté.” Dont acte.
Krum mise en scène Krzysztof Warlikowski, du 14 au 16 mai
Surfing dirigé par Maria Stokłosa, Magdalena Ptasznik (chorégraphie), Eleonora Zdebiak, les 18 et 19 mai
Cooking Catastrophes conception et réalisation Eva Meyer-Keller, les 21 et 22 mai
nowyteatr.org
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