Le metteur en scène Krzysztof Warlikowski interroge l’éternelle confrontation entre l’apogée d’une civilisation et les ferments de son déclin en créant Les Français, inspirée par La Recherche de Proust.
Plantée au milieu des champs, avec ses cheminées dressées dans le ciel et sa façade de briques rouges caressée par le soleil qui miroite dans la verrière, l’usine désaffectée de Gladbeck en Allemagne est l’un des plus beaux sites du festival Ruhrtriennale.
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C’est dans cet espace-temps arrêté, où le présent de la création s’invite chaque été, que Krzysztof Warlikowski a créé en août 2015 Les Français, un long et somptueux voyage au cœur de la cathédrale littéraire de Proust, A la recherche du temps perdu.
Dans un décor de boîtes de verre qui glissent sur le sol et laissent visibles les murs de l’usine laissés à l’état brut, on assiste, cinq heures durant, à un rêve halluciné en même temps que l’on suit la course du soleil et le passage du jour à la nuit à travers la verrière.
Une plongée dans la société française
Krzysztof Warlikowski a travaillé son spectacle comme un “document” qui s’émancipe de l’illusoire velléité de proposer l’adaptation théâtrale des sept volumes de La Recherche pour en faire le cadre d’une plongée dans la société française dont Proust fut le témoin et le narrateur précis, impitoyable et visionnaire.
Tout, ici, est affaire de corrélation. Et d’arborescence. Corrélation entre le parcours et les thèmes de prédilection de l’écrivain français et du metteur en scène polonais. Et mise en place d’une installation proustienne où chaque séquence déploie dans un même souffle une arborescence de formes où se mélangent théâtre, danse, musique, vidéo et cabaret.
“La première fois que j’ai lu Proust, nous dit Krzysztof Warlikowski au lendemain de sa création, j’étais étudiant en première année à Cracovie. Il y avait des grèves à l’université et j’étais parti à la montagne en auberge de jeunesse. On était dix garçons dans la chambre, tous faisaient du ski, et moi je restais assis à lire les volumes de La Recherche.”
“Il y a des œuvres qui te restent dans la tête et attendent leur heure”
“Il y a des œuvres qui te restent dans la tête et attendent leur heure. J’ai commencé mon chemin au théâtre avec Shakespeare, puis Sarah Kane et d’autres auteurs contemporains avant de pratiquer des montages de textes dans mes derniers spectacles pour en arriver à ce moment : étais-je prêt pour m’exprimer à travers l’œuvre de l’auteur de La Recherche ?”
“La jalousie est un des thèmes majeurs de La Recherche”
A dire vrai, il l’a déjà tenté à l’âge de 30 ans, à l’invitation du Théâtre de Bonn, alors capitale de la RFA, un an avant que Berlin redevienne capitale de l’Allemagne réunifiée. “C’était de la folie, je n’avais pas encore de langage théâtral et j’ai fait un spectacle en costumes, le seul que j’aie jamais fait. Il commençait avec une société enterrée sous une couche de sable et le monologue sur Pompéi. Je suis revenu à Proust à 52 ans, à peu près à l’âge de sa mort, conscient qu’on ne peut pas adapter cette somme. C’est mission impossible.”
“Mais on peut l’approcher avec des citations qui reflètent le Paris artistique de cette époque. Proust était à la première des Ballets russes au Théâtre du Châtelet, à celle de Pelléas et Mélisande de Debussy qui est l’équivalent d’Othello pour les Français. Il n’y a pas de scène de jalousie plus violente que celle écrite par Maeterlinck et la jalousie est un des thèmes majeurs de La Recherche. Je garde le souvenir de la mise en scène de Peter Brook quand j’étais son assistant sur Pelléas et Mélisande. Il avait coupé le dernier acte pour finir sur la mort de Pelléas, tué par Golaud, qui tombe en chantant ‘Dis-moi la vérité’.”
Saisir la vérité d’une époque où la splendeur des innovations de l’avant-garde artistique est talonnée par l’ombre grandissante de la barbarie, de la guerre et du génocide juif, pour en faire le miroir de notre temps. Les deux axes majeurs des Français, les deux figures qui la structurent, sont celles du Juif et de l’homosexuel.
Proust fait de l’affaire Dreyfus le point cardinal de son analyse sociétale
Le spectacle s’ouvre sur une séance de spiritisme où le fantôme de Dreyfus est convoqué dans le salon de Marie de Guermantes, médium aux paroles prophétiques : “Cette nuit m’apparaît comme un spectre derrière lequel se cache l’enfer”.
Reporter de son temps, Proust fait de l’affaire Dreyfus le point cardinal, intime et politique, de son analyse sociétale. Pour le politologue et journaliste polonais Aleksander Smolar, “l’enjeu central du débat, le problème de l’histoire contemporaine de la France se situait entre le choix de nation ou de république. Mais dans l’affaire Dreyfus, on peut déjà percevoir les prémices d’une montée de ressentiments, peur et nationalisme, à laquelle cette époque du progrès et de l’optimisme devra bientôt faire face.” Aleksander Smolar ajoute :
“La haine et l’obscurantisme n’étaient pas uniquement des résidus des anciens préjugés, mais un feu vif qui embrasera bientôt l’Europe.”
Judéité et homosexualité sont des facteurs de rejet et de mépris
Pour le narrateur de La Recherche, judéité et homosexualité sont toutes deux teintées de culpabilité, facteurs d’exclusion, de rejet et de mépris, et nécessitent un camouflage, l’oblitération de la vérité à travers un masque socialement acceptable.
“Le plus grand camouflage de la littérature mondiale”
“L’histoire de Marcel avec Albertine, c’est le plus grand camouflage de la littérature mondiale, relève Krzysztof Warlikowski (le modèle d’Albertine étant Alfred Agostinelli, le chauffeur de Proust – ndlr). Qu’est-ce qui a poussé Proust à créer ce couple ? Et cette vérité qu’il cherche du début à la fin, sa culpabilité, est-elle réelle ou pas ?”
La puissance des Français tient au télescopage des sources, temporalités et esthétiques, où l’histoire intime et l’histoire collective entrelacent leurs motifs et s’imbriquent au fil narratif déroulé par Marcel, alter ego de Proust. Jusqu’à la déchirure.
Brouiller les pistes en intégrant d’autres auteurs
Si les dix séquences qui composent le spectacle reprennent les titres des volumes de La Recherche, elles ne collent ni à leur chronologie, ni à leur contenu, mais, à la façon d’un jeu de cartes rebattues, elles se cristallisent autour de figures récurrentes.
La société mondaine, antisémite et décadente de “La Recherche”
Rachel, prostituée, actrice et juive, personnage secondaire chez Proust, devient le personnage central autour duquel Krzysztof Warlikowski fait graviter la société mondaine, antisémite et décadente de La Recherche. Il en fait une danseuse sublime, chanteuse de cabaret qui interprète la musique de David Lynch et l’actrice qui clôt le spectacle avec le monologue de Phèdre, où les vers de Racine se fondent dans la suavité de la langue polonaise.
Brouillant les pistes en intégrant d’autres auteurs, on entendra aussi les mots de Pessoa, dans un texte à charge contre l’Europe écrit en 1917 et qui fut immédiatement censuré. Une illustration de la guerre et des nationalismes très contemporaine qui annonce, à travers Todesfuge du poète d’origine roumaine et de langue allemande, Paul Celan : “Nous creusons une tombe dans les airs, on y couche à son aise…”.
Chez Warlikowski, aucun des clichés sur la mémoire proustienne
Privilégiant le reportage à la reconstitution, Les Français évacuent tous les clichés qui collent au thème de la mémoire proustienne. Pas l’ombre d’une madeleine pour adoucir l’acuité du regard porté par Proust sur les Français de l’époque de Dreyfus.
Reste le travail sur la durée et le temps partagé par le public et les acteurs lors du concert pour violoncelle et bande magnétique de Pawel Mykietyn, le musicien qui avait composé la musique du premier spectacle sur La Recherche monté à Bonn par Krzysztof Warlikowski.
Une trace, un repentir, la première pierre aussi autour de laquelle le spectacle s’est construit, en parallèle des recherches sur internet pour chercher des victimes de la Shoah dans la famille de Proust, juif par sa mère, convertie au catholicisme.
“Dreyfus, Charles Swann, sont les figures de la peur”
“Proust, nous dit encore le metteur en scène en décembre, à Paris, c’est l’essence de notre culture. Il est celui qui parle de la fin de cette culture. Il veut tellement faire partie de cette société où il ne sera jamais admis. Ce qui m’intéresse, c’est de dialoguer avec ce qu’il nous a légué, à travers son cheminement, et ce que je veux voir, c’est cet homme tremblant de peur. Dreyfus, Charles Swann, sont les figures de la peur et elles nous obligent à regarder les murs qui séparent les Juifs des autres, de même que Proust, homosexuel et juif, était écarté de la société à laquelle il voulait appartenir.”
Les Français, c’est aussi l’expression d’un désir d’une Europe, même utopique, blessée et malmenée par l’histoire. D’où celui de Warlikowski d’inaugurer en avril à Varsovie son espace de travail, le Nowy Teatr, avec une prise de parole réunissant des artistes européens, d’Ostermeier à Castellucci, avant d’y présenter son spectacle dans une Pologne désormais aux mains du parti Droit et Justice dont le virage autoritaire fait craindre des heures sombres.
Les Français inspiré de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mise en scène Krzysztof Warlikowski. Les 23 et 24 janvier à la Comédie de Clermont-Ferrand, les 30 et 31 janvier à la Comédie de Reims, du 11 au 13 février à la Comédie de Genève, les 22 et 23 mars au Parvis de Tarbes, du 18 au 25 novembre au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe
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