Poète et artiste, le New-Yorkais Kenneth Goldsmith a construit son œuvre sur l’appropriation de textes glanés sur le web. A l’occasion de la sortie de son nouveau livre « THEORY », il nous explique comment internet révolutionne le langage et pourquoi, grâce à Twitter, tout le monde peut aujourd’hui devenir poète.
En art, il y a le ready-made. En musique, le sample. Dans l’industrie alimentaire, les plats préparés. Et la littérature ?
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Le ready-made de Marcel Duchamp, c’était il y a un siècle. Un geste qui, dans le champ de l’art contemporain, a ouvert la voie aux démarches appropriationnistes et conceptuelles, témoignant de l’impossibilité de faire œuvre à partir de rien. Progressivement, le processus créatif devient une prise de position face aux produits culturels, aux images et aux représentations qui peuplent le quotidien et colorent la conscience collective.
Et la littérature ? Voilà la question soulevée par le poète et artiste new-yorkais Kenneth Goldsmith. En 1984, Samuel Beckett déclarait à propos du ready-made : « un écrivain n’aurait pas pu faire ça« . Vingt ans après, l’arrivée d’internet, formidable réservoir de contenu textuel et catalyseur de nouvelles pratiques de l’écrit, change la donne. Or pour Kenneth Goldsmith, la littérature tarde à prendre acte des nouveaux usages de la langue. Pourtant, la lecture en diagonale des flux d’actualité, les retweet, reblog ou regram et le langage auto-généré des spams rejoignent les stratégies des auteurs de l’avant-garde qui, déjà, se servaient du collage (les dadaïstes) ou du cut-up (la beat generation).
Pour Kenneth Goldsmith, tout le monde peut aujourd’hui devenir poète : il suffit de faire le geste de s’approprier la matière textuelle dont regorge le web. Le rôle du poète devient alors de s’orienter à travers la masse de texte et d’informations et de la faire sienne – de l’analyser, de l’organiser et de la distribuer. Une démarche qui passe par la copie et la mise en circulation de contenu : c’est là tout le principe de son œuvre.
En 1996, il se fait connaître avec le site UbuWeb, une archive en ligne où il compile des œuvres de l’avant-garde peu connues ou difficilement accessibles : peu à peu se constitue une banque de données vertigineuse qui donne accès à des fichiers couvrant différents domaines, de la musique concrète au cinéma expérimental, de la poésie sonore aux happenings artistiques. Une Bibliothèque de Babel borgésienne mais pirate – la question des droits d’auteur a été évacuée – où l’on croise Yoko Ono, John Cage, Roland Barthes ou encore Andy Warhol.
Kenneth Goldsmith est aussi l’auteur d’une dizaine d’ouvrages de poésie. En 2013, il s’est vu décerner le premier prix de poésie du MoMA – sans pour autant avoir écrit une seule ligne lui-même. « J’ai été artiste, puis je suis devenu poète, puis écrivain. Maintenant, quand on me le demande, je me décris simplement comme un instrument de traitement de texte. » En 2003, il passe un an à recopier mot pour mot le New York Times pour son livre Day. En 2005, Weather recense les bulletins météo d’une chaîne de radio, qu’il réagence et appelle poèmes. Pour Printing Out the Internet en 2014, il se livre à la tâche sisyphéenne d’imprimer tout le contenu textuel d’internet.
Son dernier livre, THEORY, publié par la maison d’édition française Jean Boîte, est une série d’aphorismes qui font état de la littérature contemporaine –ce qu’elle devrait être, ce qu’elle pourrait devenir. Entre Nietzsche et Twitter pour la forme, l’ouvrage se présente comme une ramette de papier A4, forme fragmentaire et postmoderne par excellence.
THEORY est un ovni littéraire, à mi-chemin entre le livre et l’œuvre d’art. Comment le définiriez-vous ?
Kenneth Goldsmith – C’est une bonne description. Ce qui me plaisait était cette idée toute simple : du moment qu’on le décide, tout peut devenir poésie. C’est la raison pour laquelle je trouvais également intéressant d’utiliser une forme existante – la ramette de papier – et de décréter qu’il s’agissait d’un livre.
Vous vous êtes fait connaître en collectant des mots et des phrases toutes faites, un peu comme on parle de found footage en vidéo ou de ready-made en art. Comment avez-vous décidé de théoriser votre pratique ?
J’ai toujours fait l’un et l’autre. Les poètes n’ont personne qui puissent se faire leur porte-parole : s’ils veulent que l’on parle d’eux, ils doivent le faire eux-mêmes.
D’où proviennent les textes dont vous vous servez ?
Je suis en train de travailler à un livre qui sera une collection de rapports d’autopsie de personnes célèbres. Je cherche tout ce que je peux trouver comme infos sur le web, puis je le transforme en littérature depuis mon bureau, tout en téléchargeant plus de musique que je ne pourrais jamais en écouter. Voilà mon processus de travail. Avant, je passais le plus clair de mon temps dans les magasins de disques et de livres – maintenant, je peux avoir accès à tout gratuitement sans quitter mon appartement. C’est divin !
La forme de l’aphorisme que vous avez adoptée pour THEORY se situe quelque part entre Nietzsche et Twitter. Pourquoi avoir choisi cette forme courte ?
Beaucoup de textes présents dans le livre proviennent vraiment de Twitter, un médium par nature court et concis. Avec Twitter, nous assistons au grand retour de l’aphorisme comme forme de tous les jours.
Vous parlez souvent de votre intérêt pour le mode de lecture en diagonale, par exemple la manière dont nous parcourons les journaux afin d’en retirer l’info rapidement. On parle en anglais de “skimming”. Pensez-vous que les textes longs appartiennent au passé ?
Le livre THEORY comprend aussi des textes plus longs, et même des récits. Tout n’est pas noir et blanc. Lorsque nous sommes devant un ordinateur, nous avons tendance à recueillir l’information de manière plus fragmentée, mais lorsque nous lisons, par exemple sur une tablette, nous rentrons plus en profondeur. Ce n’est pas parce que je jette un œil aux flux d’actualité de mes réseaux sociaux que je ne lis pas Foucault avec attention.
Avec THEORY, tout comme avec votre projet Printing out the Internet (2013), le passage de l’écran au papier occupe une place primordiale…
A 54 ans, j’ai à la fois un pied dans le monde de l’imprimé et un autre dans celui des pixels. Les deux me plaisent, chacun pour des raisons différentes. Il me semble que j’arrive à comprendre l’immensité du web lorsque j’essaye de le visualiser en termes de papier imprimé. J’adore l’idée de matérialiser et de quantifier l’éphémère : c’est une manière de satisfaire ces deux aspects de ma personnalité.
De votre côté, que lisez vous ? Lisez-vous encore des romans ?
Je trouve les livres du Norvégien Karl Ove Knausgaard merveilleux. Et le nouveau roman de Tom McCarthy, Satin Island, est à mon avis une œuvre majeure. J’ai tendance à braconner des ebooks sur internet, que je mets ensuite sur mon iPad. En ce qui concerne les livres papier, on m’en envoie tous les jours – j’en ai des piles et des piles autour de moi.
Vous entretenez des liens étroits avec les avant-gardes historiques : le projet UbuWeb leur est dédié, et vous avez écrit à de nombreuses reprises sur Andy Warhol. Cependant, vous avez déclaré dans le New Yorker que “le Web constituait une rupture significative dans la manière de faire de la poésie”. Qu’est-ce qui a changé ? Comment vous positionnez-vous par rapport à l’héritage des avant-gardes ?
Beaucoup de textes sont toujours écrits comme si le Web n’avait jamais existé. A ce titre, les avant-gardes restent une référence primordiale lorsqu’il s’agit de montrer qu’il est possible d’utiliser le langage différemment, comme ils l’on fait à leur époque.
En 1968, dans son essai La Mort de l’auteur, Roland Barthes disait déjà que c’était le lecteur qui devenait le producteur du texte, en rassemblant les fragments épars…
Roalnd Barthes est une source d’inspiration majeure pour moi. J’adore La Mort de l’auteur, mais c’est surtout son article S/Z qui a tout bouleversé pour moi [Consacré tout entier à l’analyse d’une nouvelle de Balzac, Sarrasine, S/Z cite deux fois in extenso le texte commenté : une première fois, en le découpant en brèves séquences dénommées “lexies”, une seconde fois, de manière continue, en appendice.]. Je viens de finir de lire Le Neutre, que j’ai trouvé incroyablement inspirant. Il semble qu’on ne puisse jamais arriver à faire le tour de l’œuvre de Barthes, tant elle est riche et d’actualité.
“Tout le monde est un artiste” : la phrase est attribuée à Joseph Beuys. Diriez-vous, de votre côté, que tout le monde est un poète ?
Non. Très peu de gens le sont. Tout le monde peut l’être aujourd’hui en utilisant internet, mais il faut choisir de le faire, et la plupart des gens n’en sont pas conscients. C’est justement cette prise de conscience que j’espère amener avec mon travail. Avec internet, nous lisons et nous écrivons plus qu’avant, mais ces usages n’ont pas encore vraiment été reconnus à leur juste valeur littéraire. Encore une fois, c’est ce que j’espère changer.
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