En s’attelant respectivement au 2666 du Chilien Roberto Bolaño et au Radeau de la Méduse de l’Allemand Georg Kaiser, Julien Gosselin et Thomas Jolly posent leur regard sur la violence du monde.
Unanimement salué en 2013 avec Les Particules élémentaires d’après Michel Houellebecq, Julien Gosselin revient avec une ambitieuse adaptation du roman-fleuve de Roberto Bolaño, 2666. Quant au marathonien shakespearien Thomas Jolly, dont les dix-huit heures d’Henry VI firent événement en 2014, il met en scène les jeunes acteurs de l’école du Théâtre national de Strasbourg dans Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser. Ils se sont prêtés avec intérêt au jeu de l’entretien croisé.
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Vous incarnez chacun un certain renouveau de la scène française et bien que vous soyez porteurs d’esthétiques différentes, voire opposées, vous avez en commun d’avoir été révélés par Avignon… Julien Gosselin – Oui peut-être même plus pour moi que pour Thomas, qui avait déjà été repéré grâce au prix du festival Impatience qu’il avait remporté. Quand Vincent Baudriller et Hortense Archambault m’ont programmé avec Les Particules élémentaires, je n’avais créé que deux spectacles.
Pour eux, c’était un coup de poker, une prise de risque gigantesque de nous soutenir alors que nous étions très éloignés des scènes importantes de la vie théâtrale française. Effectivement, ce spectacle présenté à Avignon a fait décoller la compagnie, d’autant que pendant le Festival, le temps de la représentation est plus intense.
Alors c’est sûr que j’y suis né ! Pour créer 2666, qui dure douze heures, il fallait aussi que ce soit au Festival, car Avignon est le lieu des aventures singulières, des spectacles de longue durée, Thomas en sait quelque chose !
Thomas Jolly – Je suis tout à fait d’accord, mais c’est vrai que, contrairement à Julien, La Piccola Familia n’est pas née à Avignon. Nous travaillions déjà depuis une dizaine d’années avant d’être invités, alors le Festival a plus été un point d’arrivée qu’un point de départ.
Olivier Py a découvert notre travail au festival Impatience en 2009 et a continué à nous suivre. Henry VI devait être créé à l’Odéon lorsqu’il le dirigeait mais suite à sa non-reconduction à la tête du théâtre, le spectacle a continué son chemin avec d’autres partenaires.
Quand Olivier a été nommé à Avignon, il a souhaité qu’Henry VI soit programmé dès sa première édition en tant que directeur en juillet 2014, et pour la première fois dans son intégralité, soit dix-huit heures. Comme pour Julien, qui met en scène 2666, cela n’aurait pas été possible ailleurs. Le Festival nous a offert une mise en lumière extraordinaire et a été un nouveau point de départ. Avignon donne chaque année une photographie très impressive du théâtre.
Pourquoi Avignon est-il le lieu de tous les possibles ?
Thomas Jolly – Parce que les gens arrêtent toute activité quotidienne pour se consacrer pendant trois semaines au théâtre et que l’on peut leur proposer des aventures de ce type-là, difficiles à programmer en saison, sur un week-end. Et puis il y a la ferveur, ces grandes aventures sont des fêtes et ce n’est pas tant les représentations qui comptent que les temps de vie traversés ensemble, les moments partagés.
Julien Gosselin – 2666 est un spectacle long bien que nous ne soyons pas dans des durées comparables au Henry VI de Thomas. Mais comme nous explorons des zones poétiques et esthétiques parfois violentes, il y a des parties qui seront longues, éprouvantes et difficiles, et si je sais que les gens travaillent le lendemain, je me dis que je vais leur faire passer une mauvaise nuit.
A Avignon, les gens sont aussi là pour se faire un peu du mal ! Comme quand on a une expérience de lecture avec un roman très dense et que l’on se dit que le bonheur vient de l’effort que l’on fournit en tant que lecteur. Je crois que le spectateur avignonnais est dans cet effort-là, autant que dans le plaisir. C’est ce combat-là que j’ai envie de mener avec lui, à Avignon.
Thomas Jolly – J’ai été étonné que les gens soient si friands de durée, mais à bien y réfléchir, la durée est inscrite dans l’ADN du théâtre. Dans notre monde de vitesse, de calibrage des projets, nous nous sommes familiarisés avec des formats plus courts, alors quand on propose ce type d’aventure, il y a de l’envie, du goût.
Je pense également que nous avons besoin aujourd’hui de retrouver de grands récits, en atteste l’engouement pour les séries télévisées ou les sagas littéraires reprises au cinéma, comme Harry Potter, Twilight ou Hunger Games… Avec la question de la communauté, de l’être-ensemble, qu’offre en plus le théâtre. Les gens ont besoin de se sentir vivants, au même endroit, en même temps. C’est ce qui se passe avec Nuit debout.
Julien Gosselin – Quelques personnes me demandent si cela ne m’inquiète pas de faire peur aux gens, mais beaucoup d’autres me disent avoir hâte. Ça m’amuse car j’ai l’impression d’être dans la déconstruction de l’expérience collective.
Ce doit être à cause du titre, 2666, qui laisse imaginer que l’histoire se passe dans le futur et que ce sera une épopée, comme j’imagine Henry VI être porteur d’un théâtre épique. Cependant, je fais l’inverse d’un théâtre épique !
Tu évoquais Nuit debout, Thomas… Certains professionnels de la culture regrettent le manque d’engagement des artistes, et attaquent Olivier Py en lui reprochant de ne pas laisser sa place au mouvement pendant le Festival – place que Nuit debout ne revendique d’ailleurs pas…
Thomas Jolly – J’étais en tournée quand a démarré Nuit debout. J’y suis allé à Caen, à Strasbourg, à Toulouse, sans pouvoir pour autant m’inscrire quelque part et construire quelque chose avec des gens. Nous en avons beaucoup parlé au sein de La Piccola Familia, le théâtre ne se fait pas dans un bunker et pourtant il a besoin d’isolement, il faut trouver le bon équilibre.
Pendant la tournée de Richard III, nous lisions des textes sur le 49.3, la loi travail, pour ne pas uniquement aborder la question des intermittents ; mais le rapport avec les spectateurs est complexe, ils ne viennent pas au théâtre pour ça. Il serait temps de se poser la question de comment les théâtres redeviennent constitutifs des mouvements de société, de la pensée et du vivre-ensemble, ce qu’est en train de faire Stanislas Nordey au TNS. Julien Gosselin –Je suis un peu houellebecquien pour ces choses-là. Je déteste les rassemblements, j’y suis très mal à l’aise, ce n’est pas une critique politique mais une sensation personnelle.
Quand je repense aux Particules élémentaires, qui traitent de Mai 68 – bien que je ne sois pas nostalgique de cette période-là –, et que je revois des images de ces gaullistes en train de rire en regardant ces jeunes comme s’ils s’agitaient stupidement, alors qu’ils ont fini par diriger la société, je suis étonné de voir aujourd’hui un gouvernement de gauche traiter les gens de Nuit debout avec autant de mépris et de détachement.
Quelles que soient les idées qui sont portées, et on peut dire qu’elles sont très variées dans ces mouvements-là, il se passe quand même quelque chose et les propositions politiques devraient être considérées comme ayant autant de valeur que celles venues d’un député de 74 ans qui s’endort sur son siège à l’Assemblée. En ce qui nous concerne, je ne supporte pas l’idée qu’un spectacle se mette en grève, mais je suis forcé de constater que parfois l’annulation vaut mieux et permet de faire avancer les choses.
Certes, je suis d’accord avec Thomas sur le fait que les théâtres peuvent porter ces questionnements et inviter les gens à débattre, mais je ne crois pas que cela ait à voir avec la question de l’éducation populaire ou de la citoyenneté. Il faudrait un vrai positionnement. On a le droit dans les théâtres, quitte à être détesté par quelques-uns, d’affirmer des positions politiques.
Certains déplorent un messianisme de l’institution culturelle…Thomas Jolly – Ah oui ? Franchement, quelle idée de monter Roberto Bolaño, ou Georg Kaiser, un vieil auteur allemand complètement oublié du début du XXe siècle ! Il ne me semble pas que Julien et moi servions la messe… Et si Avignon, c’est la messe, alors elle est celle de la pensée en friche.
Julien Gosselin – Parler de théâtre politique, ça soûle tout le monde. Et Olivier Py est forcément en première ligne… Un des moments les plus forts l’année dernière était Des arbres à abattre de Thomas Bernhard mis en scène par Krystian Lupa. Mais c’était certainement aussi l’un des plus politiques parce que Lupa est un artiste immense.
Son théâtre parle purement de politique. On peut créer des thématiques, des focus, utiliser des éléments de langage, mais si on peut imaginer et tracer des lignes politiques par avance, on ne peut pas décider de ce que produira le théâtre.
Dans le choix des textes que vous montez, il y a une vision crépusculaire de l’humanité, tant chez Kaiser, avec cette jeunesse naufragée qui se détruit elle-même sur son radeau, que chez Bolaño… C’est là l’état du monde aujourd’hui ?
Julien Gosselin – Pour moi, le choix du texte est plus lié à une expérience sensitive et personnelle qu’à une volonté politique. Je déteste, par exemple, les chansons gaies. Je ne peux écouter que de la musique sinistre. Je ne peux pas envisager la vie et l’art s’il n’y a pas quelque chose de profondément mélancolique dedans.
Il y a vraiment deux choses qui m’intéressent dans l’art : la question de la violence et la présence de la poésie dans le monde. Elles sont chez Bolaño, et c’était déjà le cas avec Houellebecq. La violence est protéiforme, en tout cas elle existe aujourd’hui et elle m’amène à des auteurs qui ne sont pas forcément les plus gais du monde. Ma catharsis, en tant que spectateur, lecteur ou auditeur, naît d’un moment de déchirement et de violence, rarement de communion.
Thomas Jolly – Je n’ai pas l’impression d’avoir un goût précis pour un type d’œuvre ou une manière de raconter le monde, il se trouve qu’à chaque fois, et c’est le cas avec Georg Kaiser, les auteurs auxquels je me consacre m’apportent des réponses.
Nous évoquions Nuit debout, il se trouve que dans Le Radeau…, il y a la volonté de créer une société nouvelle, mais c’est impossible. C’est ce que pose Kaiser, il fait la démonstration que l’humanité est traversée par la barbarie, le mal, la méchanceté et la division.
C’est pour cela que je suis metteur en scène, j’ai besoin de porter ces auteurs-là, qui traduisent les angoisses qui me traversent. Chez Kaiser, la société est divisée, ces jeunes gens s’engueulent sur des questions de religion, de sexualité, de culture, de langue… Ils se demandent comment on vit ensemble aujourd’hui. Kaiser dit que l’on n’y arrive pas.
Dans son édito, Olivier Py dit : “Quand la révolution est impossible il reste le théâtre…”
Julien Gosselin – Oh non !
Thomas Jolly – Ah si !
Julien Gosselin – Je ne suis pas d’accord. Quand la révolution est impossible, il reste la révolution.
Thomas Jolly – Oui, mais la révolution ne peut pas être sous couvert d’impossibilité, c’est l’impossibilité qui crée la révolution.
Julien Gosselin – Je crois que ce que nous défendons Thomas et moi, à des endroits différents, c’est que le théâtre est un art de combat, un sport de combat comme dirait l’autre, mais pour moi cela ne vient pas quand on a raté une révolution ; le théâtre n’est pas là pour consoler.
Bolaño me touche quand il dit que la littérature livre un combat contre la violence du monde et que de toute façon la violence du monde gagnera toujours ce combat.
Le seul intérêt de la littérature n’est pas de gagner mais de combattre. Comme un combat de samouraïs, dit-il. Je vois le théâtre de cette manière-là. Le combat est en lui-même le but du théâtre. La révolution vient après, mais il vaut mieux qu’elle se fasse quand même.
Thomas Jolly – Je pense que le théâtre peut générer la révolution parce qu’il est un art de combat et que plus nous montrerons que le monde dans lequel nous vivons est impossible à vivre, plus la révolution pourra advenir. Aujourd’hui, avec la montée de l’extrême droite, les attentats, je me dis que nous ne pouvons plus faire comme si de rien n’était.
Jean Vilar pense Avignon pour consoler, et réunifier un pays divisé par la guerre. Je crois d’ailleurs que la première édition du Festival se fait pour les sinistrés de guerre d’Avignon. Le théâtre est aussi un soin, un endroit de reconstruction.
Est-ce que vous diriez que du fait de sa pauvreté, toute relative, et du désintérêt que lui portent les politiques, le théâtre est le dernier lieu de liberté d’expression ?
Julien Gosselin – Oui, et il ne faut pas transiger avec cela. Le théâtre est l’art qui a été le moins broyé par la machine libérale, le plus préservé, notamment parce qu’il est subventionné, contrairement à la musique, au cinéma, et même à l’art contemporain.
Ni Thomas ni moi n’avons jamais été empêchés de dire ce que nous voulions dire, et je suis ébahi que bien que l’on ait cette chance-là, nous ne prenions pas plus de risques. L’indépendance que l’on a est absolue. Quand je parle à des amis qui font des films et me racontent qu’ils ont leur producteur sur le dos tous les deux jours, je me rends compte qu’au théâtre les directeurs nous laissent entièrement libres.
Pourtant, on ne fait pas grand-chose, je m’inclus dedans… Je ne trouve pas la prise de risque gigantesque, il nous faudrait peut-être un peu plus de courage.
Thomas Jolly – Je suis d’accord pour le manque de courage… Il va en falloir aussi dans les théâtres et sur les territoires. Tu as raison, le théâtre a été le moins broyé par la machine libérale mais c’est aussi l’art le plus facile à faire, il suffit de quelqu’un qui dise quelque chose devant quelqu’un d’autre. C’est l’art populaire.
Julien Gosselin – Je suis d’accord sur le plan politique, mais je suis quand même surpris du peu de créativité dont nous faisons preuve. Tu parlais des séries, mais quand on voit la créativité délirante qui y est en jeu alors qu’elles sont les parangons de la machine libérale, j’ai l’impression parfois que le monde du théâtre se contente de faire du Julie Lescaut alors qu’il faudrait faire True Detective.
Thomas Jolly – C’est là qu’il faut du courage, pour imposer ce décalage…Julien Gosselin – … et ne pas s’endormir, faire l’effort de dépasser notre créativité, car on ne peut pas se contenter de dire que le théâtre est l’art le plus libre qui soit et ne pas jouir de cette liberté.
2666 d’après Roberto Bolaño, mise en scène Julien Gosselin, les 8, 10, 12, 14 et 16 juillet à 14 h, la Fabrica
Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser, mise en scène Thomas Jolly, du 17 au 20 juillet à 15 h, gymnase du lycée Saint-Joseph
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