Le jeune metteur en scène Julien Gosselin adapte trois romans de Don DeLillo : Joueurs, Mao II, Les Noms. Au cœur de ce spectacle-fleuve présenté au Festival d’Avignon, un sujet fort, le terrorisme, et l’occasion de rendre plus poreux encore les liens entre littérature contemporaine, théâtre et cinéma.
En choisissant d’adapter au théâtre trois romans de Don DeLillo en un seul spectacle de huit heures, Julien Gosselin poursuit le projet qui est le sien depuis Les Particules élémentaires : invoquer la postmodernité littéraire sur le plateau des théâtres et proposer aux spectateurs une expérience du temps.
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Révélé il y a cinq ans lorsque son adaptation de Michel Houellebecq est sélectionnée au Festival d’Avignon avant de rassembler plus de 150 000 spectateurs en tournée, il enchaîne en s’emparant du pavé 2666 de l’auteur chilien Roberto Bolaño – un spectacle de douze heures à nouveau sélectionné à Avignon. Il présente ensuite 1993, une forme plus courte, en partenariat avec les étudiants du TNS et reposant cette fois sur un texte d’Aurélien Bellanger.
“Défendre la place du contemporain est une vraie lutte”
Assez logiquement, son goût de l’adaptation d’une littérature contemporaine l’amène aujourd’hui chez l’auteur américain Don DeLillo. “Je trouve qu’en France cela vaut encore le coup de défendre un théâtre lié à la littérature contemporaine, explique le metteur en scène de 31 ans. Le théâtre de répertoire classique est encore tellement majoritaire que défendre la place du contemporain est une vraie lutte. Et puis, on peut me dire ce qu’on veut mais la crise de la sexualité au XXe siècle que décrit Houellebecq, pardon, mais on ne peut pas la trouver chez Shakespeare ou chez Racine.
La question de la possibilité du terrorisme chez DeLillo, pardon, mais ce n’est pas non plus une notion millénaire. Je sais que certains metteurs en scène en verraient des amorces mais j’ai d’autres choses à faire que tirer les gens par les cheveux pour artificiellement faire dialoguer une œuvre classique avec notre présent, alors qu’il y a des œuvres contemporaines géniales qui s’attaquent frontalement à ces questions.” Cette thématique du terrorisme, seul fil rouge entre les trois romans, se double dans le spectacle d’un autre motif cher à l’écrivain américain : le rapport entre l’image et le langage, ainsi qu’avec le cinéma de Jean-Luc Godard.
“Le cinéma produit de la mort alors que le théâtre est un art de la vie total”
L’omniprésence du cinéma est d’ailleurs l’autre caractéristique de ce spectacle de Julien Gosselin. Plus que dans ses précédentes créations, l’esthétique du cinéma y entrera en conflit avec celle du théâtre. Si la fin de 1993 nous proposait un dispositif fait d’un écran sur lequel était projeté le plan-séquence tourné en direct dans un cage de verre située en dessous de l’écran, cette nouvelle création prolonge ce dispositif et remplace la paroi de verre par un véritable mur, soustrayant les acteurs à notre vue, ne réduisant leur présence qu’à une projection sur trois écrans.
“C’est très différent d’utiliser une caméra lorsque le plateau reste visible ou de dresser un mur entre le plateau et le public. Le théâtre gagne quand on voit le dispositif. Là, il ne peut pas gagner. Le cinéma produit de la mort alors que le théâtre est un art de la vie total. Même lorsqu’il est fait en direct comme ici, voir quelque chose qu’on pourrait voir par nous-mêmes mais qui passe par un filtre crée une forme de nostalgie, de sentiment de quelque chose qui est perdu, mort. Cette sensation m’intéresse beaucoup.”
Au cœur de l’œuvre, la notion d’histoire
Si le mur finit par tomber, une partie du spectacle est donc l’expérience d’un cinéma live. Julien Gosselin en reprend d’ailleurs les codes, de l’effet de ralenti au générique parodique qui ouvrira Joueurs. Coupé du public, le plateau prend des airs de studio de cinéma qui, scindé en plusieurs espaces, ne cesse de se métamorphoser tout au long de la représentation.
Si ce nouveau spectacle poursuivra le dialogue entre cinéma et théâtre qui est au cœur de travail de Julien Gosselin, il promet d’également travailler la notion d’histoire. Rassemblant trois romans de DeLillo sortis entre 1977 et 1991, Joueurs, Mao II, Les Noms couvrira, comme les autres pièces de Julien Gosselin, une large période historique. Car il y a chez lui une tentative d’embrasser l’histoire, d’additionner les époques pour comprendre le présent. S’affirme d’ailleurs une obsession numéraire : 2666, 1993, les années 1970, 80, 90 et 2000, huit ou douze heures de spectacle, l’adaptation d’un roman de plus de 1 000 pages ou de trois romans à la fois –, autant de manières de rendre compte d’un monde dominé par la codification du réel.
Ce réel codifié dépeint un monde assez pessimiste, où la jouissance des êtres est entravée par l’époque : “J’ai l’impression de faire un théâtre triste, qui pose la question de l’usage du corps dans la société contemporaine. Même lorsque je vois des gens se rendre aux plus grandes fêtes qui puissent exister, j’ai l’impression qu’ils mesurent la dose de tristesse, de deuil presque, qui les accompagne. Ce n’est pas un hasard si de nombreux films traitent aujourd’hui de la fête dans les années 1980, d’un moment où on pouvait la faire sans se poser la question du sida ou du terrorisme. Je ne sais pas si c’est pour la célébrer ou pour dire que c’est quelque chose de perdu. C’est la même chose en musique avec cette sensation de revival continu, cette musique qui ne réfléchit plus le présent mais se cherche exclusivement dans les beautés du passé. La nostalgie est ce qui me parle le plus. Dans la seconde partie de 1993, et avec cette fête d’étudiants Erasmus qui dégénère, je voulais montrer comment la fête peut se changer en quelque chose de mortifère, comment les corps passent de la jouissance maximale à la violence maximale. Je sens un malaise lié au corps et à la jeunesse.”
La durée, une chance offerte par le théâtre
Contrairement à 2666 qui proposait des entractes nets, ceux de Joueurs, Mao II, Les Noms seront remplacés par des formes courtes : miniconcert ou court récit (il est notamment prévu de rejouer la scène du train de La Chinoise de Godard). Et même lorsque les spectateurs seront sortis pour se restaurer ou boire un verre, ils pourront suivre ce qui se passe sur scène au moyen d’écrans disposés dans tous les espaces de La Fabrica.
“En tant que spectateur, j’ai envie de durée au théâtre. C’est une violence exercée, c’est sûr, mais c’est aussi une chance immense qu’offre le théâtre. Le problème des représentations courtes est leur conditionnement à des schémas de structure qui m’usent. Là, on peut commencer le spectacle par une demi-heure de pur théâtre à la face. Cette demi-heure serait intenable dans un spectacle d’1 heure 30. La durée offre la radicalité. Mon rêve en tant qu’artiste est aussi que les gens puissent avoir un moment de vie à l’intérieur de ce que je produis.”
“Je continuerai de travailler avec ce collectif. On se connaît parfaitement, c’est ce qui nous permet d’atteindre ce niveau de précision et d’ampleur”
Julien Gosselin et son équipe – réunis depuis leur sortie d’école il y a bientôt dix ans au sein de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur – s’attèlent à un théâtre total d’une rare précision. Dépendant à la fois du petit appareil photo qui leur sert de caméra et des micros dont ils sont équipés, les comédiens et l’équipe technique se doivent d’appliquer une rigueur, se tenir à une exigence monstrueuse sur une telle durée. Cet impressionnant dispositif est renforcé par des musiciens qui, installés au milieu de la scène, interpréteront en live la musique du spectacle.
Chef d’orchestre d’une meute connectée par une osmose aussi démente qu’instinctive, Julien Gosselin nous révèle au passage son désir d’ouvrir un lieu qui leur appartiendrait : “Je continuerai de travailler avec ce collectif. On se connaît parfaitement, c’est ce qui nous permet d’atteindre ce niveau de précision et d’ampleur. Nous allons ouvrir un théâtre et un lieu de travail à Calais, sur le port. Je le fais car je veux travailler toute ma vie avec ces gens.”
Joueurs, Mao II, Les Noms D’après Don DeLillo, adaptation et mise en scène Julien Gosselin, du 7 au 13 juillet à 15 h (relâche le 10) à Avignon (La Fabrica)
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