[Le monde qu’on veut #16] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, le jeune metteur en scène de théâtre Julien Gosselin, évoque la façon dont cette crise questionne sa pratique théâtrale, fustige l’imagination qui est exigée de la part des artistes par le gouvernement et croit dans le pouvoir de voyance de l’artiste.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 13 : Assa Traoré : “Les policiers ont légitimé une violence qui n’est pas légitime”
>> Episode 15 : Paul B. Preciado : “Je dis non à Houellebecq et à sa stupide prophétie de droite”
Pour commencer, comment vas-tu ?
Julien Gosselin - C’est très bizarre. Les choses changent quotidiennement. Tu m’aurais posé la question il y a quelques semaines, en plein confinement, j’aurais eu une réponse très différente. Comme je travaille avec des textes qui parlent souvent de la peur ou de la catastrophe, je me sens assez dans mon élément, ce qui est à la limite du macabre. Pour moi, les choses se sont passées de façon progressive. Nous devions jouer dans un festival à Taïwan puis en Corée. Nous avons petit à petit senti que les choses allaient s’arrêter et, d’une certaine manière, j’avais envie qu’elles s’arrêtent. Cela correspond aussi sans doute à un moment de ma vie et de ma carrière où j’avais besoin que les choses se calment. Donc cela m’a paru étrangement assez naturel.
« Je ne veux pas que ça reprenne comme avant »
Je suis resté à Calais pendant les deux mois du confinement. Comme tout le monde, je n’ai pas réussi à très bien travailler. Mais je crois que j’étais au fond content que les choses s’arrêtent. Même si évidemment c’est une tragédie pour des tas de gens, à titre individuel, j’ai apprécié cet arrêt forcé. Au départ, j’avais même éteint mon téléphone. J’avais envie de lutter contre cette idée du « show must go on » qui est liée au libéralisme. Dans la sphère théâtrale même, je ressens ce besoin d’une pause. Je ne veux pas que ça reprenne comme avant. Et j’espérais secrètement que le temps du confinement dure, pour qu’il nous permette de changer en profondeur, de nous poser des questions profondes. Aujourd’hui, j’en doute fort.
Tu penses à quelles questions profondes ?
C’est assez technique mais moi j’ai énormément réfléchi à l’organisation de la production théâtrale en France et en Europe. Je suis la première victime de ce genre de crise puisque je pratique un théâtre qui s’exporte, qui demande un déplacement humain et matériel très important. A la fois du point de vue de la restauration des frontières et de la crise écologique, je suis amené à reconsidérer ce modèle. De la même manière, en tant qu’indépendant, je me retrouve aujourd’hui sans lieu, sans maison. Si je veux répéter, il faut qu’un lieu veuille bien m’accueillir. Enfin, le calendrier de la création théâtrale est pour moi trop contraignant. Les spectacles se prévoient deux trois ans à l’avance. J’aimerais que l’on puisse avoir une réactivité qui soit plus proche de celle du cinéma. Maintenir vivante la flamme d’un spectacle pendant trois ans, c’est énorme. Ces trois aspects structurels de la création théâtrale m’amènent à vraiment reconsidérer notre modèle.
Tu as le sentiment que ce questionnement est partagé ?
Ce qui m’a déçu dans la réaction du monde du théâtre, c’est qu’à la place de prendre le temps de nous retrouver pour répéter et imaginer des formes amples et nous ménager un vrai temps de travail, on s’est plutôt dirigé vers des œuvres minimalistes et des impromptus ; des lectures sur internet et de petites captations en live sur Instagram, comme si le plus gros problème était qu’on ne puisse plus montrer notre travail au public. C’est bien pour un temps mais ce n’est pas ce dont le théâtre a besoin.
« Voir à long terme, tant sur le plan politique, écologique et créatif »
Ces formes impromptues correspondent au temps rapide, à une consommation immédiate. J’espère que ce temps-là va nous donner l’envie et surtout la possibilité de voir à long terme, tant sur le plan politique, écologique et créatif. Cette question de la dépendance à la représentation rejoue finalement la dualité qu’il existe entre produit fini et coût et temps nécessaire à sa fabrication. C’est une question économique, politique, artistique et morale aussi. Appliquée au théâtre cette question est fondamentale, dans la mesure où les gens ne le savent pas, mais le temps de la représentation ne représente qu’une petite partie de notre travail.
Concrètement, que fais-tu en ce moment pour enclencher cette modification des structures de la production théâtrale ?
Je suis en train de me battre pour pouvoir lancer des laboratoires de recherche et de création, mais c’est compliqué. Ce serait plus facile si nous avions notre lieu à Calais. C’était prévu pour 2022 mais là on risque fort de reprendre du retard et d’être plutôt prêt pour 2023. Mais cette crise a eu pour effet d’encore me renforcer dans l’idée que l’avenir appartenait à ce type de lieu : local, en lien avec la population et habité par les artistes. Ça n’existe presque nulle part aujourd’hui à part à la Cartoucherie. Ce sont des lieux indépendants, qui ne sont pas soumis au calendrier d’une saison, mais qui pourrait ouvrir de façon complètement aléatoire. J’aimerais qu’on puisse réfléchir de façon plus spontanée. Si j’avais un lieu comme ça, je serais en répétition depuis longtemps, tout en respectant les mesures sanitaires bien sûr. On a la chance de pratiquer un art qui peut se faire de façon suffisamment pauvre – des comédiens, un plateau et un public – pour pouvoir être extrêmement malléable.
C’est paradoxal puisque le théâtre que tu as mis en place jusque-là demande au contraire un arsenal technique très dispendieux.
Oui je suis dans une contradiction folle. Si je me place d’un point de vue économique ou écologique, je me dis qu’il faut me diriger vers des formes pauvres. Et en même temps, j’ai envie d’ampleur. Par exemple, je n’en peux plus des journaux de confinement. J’aimerais que les gens prennent le temps d’écrire des romans à la place. Il faudrait peut-être que je cherche une forme ample qui ne passe pas par la complexité technique. J’ai évidemment conscience que le théâtre que je produis est difficile à mettre en œuvre. Mais c’est aussi lié au fait que je dois tout le temps m’adapter et me déplacer d’un lieu à l’autre. Si j’avais mon lieu, ce qui me prend une journée à mettre en place serait réglé en très peu de temps.
Es-tu satisfait de l’allocution de Macron sur la culture ?
Non, clairement non. Cela dit, si les engagements qui ont été pris sur les intermittents sont tenus, c’est déjà très bien. Sur le reste, et notamment les questions d’éducation, ça fait mille ans qu’on fait tous ça. On essaie tous d’avoir un lien avec les publics les plus jeunes et les plus en difficulté. Ce sont des choses qui sont forcément en nous. Mais je suis ulcéré qu’on relie systématiquement les problématiques artistiques et culturelles aux questions d’éducation. C’est la première chose dont il a parlé pendant ce Skype : « Faites des choses pour occuper les enfants qui ne partent pas en vacances« . Mais… Je n’ai pas de mots en fait… Je trouve ça complètement surréaliste.
« Il faut rappeler sans arrêt que la culture coûte peu cher »
Dans le théâtre, on est beaucoup à avoir plein d’idées, simplement il faut de l’argent pour les mettre en œuvre. Il faut rappeler sans arrêt que la culture coûte peu cher, comparé à d’autres secteurs et que ça produit des effets faramineux. Il n’y a qu’à voir à quel point la culture a été au centre du confinement de millions de personnes. Il faut qu’une aide conséquente soit mise en place, notamment pour le théâtre, parce que là on va se retrouver dans une situation ubuesque où les théâtres seront vides mais où on ne pourra même pas les utiliser pour répéter car cela coûte de l’argent.
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Et que penses-tu de l’appel à l’imagination des artistes du Président ?
Milo Rau a demandé à 60 artistes du monde entier d’écrire un texte pour un livre qu’il prépare sur « pourquoi le théâtre ». La première chose que j’ai écrite est quasiment une tribune contre l’imagination. Je ne comprends pas les artistes qui font référence à l’enfance comme un état d’innocence qu’on devrait retrouver. Je ne pense pas non plus qu’on doive faire un travail de décryptage journalistique, bien au contraire. J’ai plutôt l’impression qu’on est les seuls à pouvoir plonger suffisamment profond à l’intérieur de quelque chose qu’on appelle le réel pour pouvoir en extirper un matériau émouvant, poétique et politique pourquoi pas. Et par ailleurs j’ai l’impression de n’avoir aucun imaginaire. Pour moi l’imagination c’est Peter Pan. Cette notion d’imagination induit aussi l’idée d’un jeu. Je pense au contraire que ce que je fais est très sérieux et dense. On n’est pas que des saltimbanques.
Cette crise exacerbe les conflits de générations entre les « boomers » – population la plus exposée au virus – et les jeunes qui devront rembourser la dette qu’on est en train de dépenser. André Comte Sponville avait notamment appelé dans Libération à ce qu’on ne le protège pas. En tant que jeune artiste, es-tu sensible à ce conflit générationnel ?
Je pense que c’est ma pratique assidue de Houellebecq qui me fait dire ça mais je déteste la haine des vieux. Autant j’en veux beaucoup à la génération dont font partie André Compte Sponville et tous ses petits amis, qui sont passés du libertarisme soixante-huitard à une forme de libéralisme contemporain un peu triste et un peu nostalgique, autant je trouve ça scandaleux la façon dont la société distille envers ses vieux un mépris continu. C’est le signe d’une société malade. Plus généralement, on est encore dans un monde où ce sont les plus pauvres et les plus faibles qui ont le plus souffert du virus, alors qu’il était censé toucher tout le monde. Que cela soit aux Etats-Unis où les Afro-Américains sont plus touchés que les blancs, à Calais avec les migrants ou en région parisienne avec le taux de mortalité du virus plus élevé à en Saine Saint-Denis, ce virus a plus touché les pauvres.
Tu ne crois pas à un élan de solidarité ?
J’ai tendance à penser que non, évidemment. Cependant, et ce que je vais dire est sans-doute utopique, cette crise nous a fait prendre conscience de notre pouvoir d’action individuel, dans le sens où la diminution de la propagation du virus est l’affaire de tous. On a également pris conscience, peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, que nous faisons parti du même corps social contaminé par le Covid. C’est un nouveau stade de la mondialisation.
« Les gens vont vouloir que le monde retrouve le goût du bacon »
Après, je ne sais pas si ses effets perdureront. Il y a un sketch de Louis C.K. où il discute avec Dieu. Dieu lui demande pourquoi l’humanité a créé des voitures, l’emploi, l’argent, etc., alors qu’il y a plein de nourriture sur terre et qu’il suffit de se baisser. Et Louis C.K. lui répond que l’humanité veut pouvoir goûter le goût du bacon grillé. Je pense que, malheureusement, les gens vont vouloir que le monde retrouve le goût du bacon.
Le confinement a accéléré le basculement vers un capitalisme numérique et non plus physique. Si les impacts sont immédiats sur le cinéma et la musique, es-tu inquiet des effets sur le théâtre ?
A travers mon théâtre, je travaille sur la mise en crise du présent via la caméra. Donc je ne cesse de problématiser la relation entre corps et présent, entre immatériel et matériel, entre numérique et physique donc. Et pourtant j’ai remarqué une chose : je n’arrive pas à m’imaginer faire du cinéma, bien qu’on me l’ait proposé, parce que le cinéma, c’est déjà du présent mort, ontologiquement. Or moi c’est la mise à mort du présent qui me fascine, voir son cadavre ne m’intéresse pas en tant qu’artiste. Peut-être que je pourrais faire des représentations en live stream sur internet. Mais pour moi ce ne serait pas du théâtre, ni du cinéma, ce serait de la vidéo ou de la performance à la limite, un objet hybride.
« Le théâtre nous amène à habiter le présent comme aucun autre art »
Ça pourrait être intéressant s’il y avait la fragilité du direct. En parlant de ça, je trouve quand même dingue qu’on doive encore défendre la dimension vivante de cet art vieux de plusieurs milliers d’années, alors que les cinéastes ne doivent jamais défendre le cinéma par exemple. Dire « c’est du vivant », je ne sais pas si cela suffit. C’est vrai qu’on a un des seuls arts qui nécessite une confrontation physique avec le public. Pour moi, plus que le vivant, c’est le présent qui fait la singularité du théâtre. Cet attachement au présent peut sembler anachronique dans un monde où on ne cesse de consommer du temps morts, reproductibles ou artificielles. Peut-être qu’il faut défendre notre art mais je crois surtout qu’il faut avoir confiance dans le fait que lorsque cette chose-là est dite – que le théâtre nous amène à habiter le présent comme aucun autre art – cela génère une déflagration qui se suffit à elle-même.
Penses-tu que cette période puisse modifier notre rapport aux œuvres ?
J’ai tendance à considérer que des pratiques culturelles nouvelles vont se mettre en place oui. Aller dans une libraire aujourd’hui, ce n’est pas retrouver l’odeur de livre et faire comme faisaient nos parents ou nos grands-parents par exemple. C’est devenu un acte politique puissant et nouveau. Tout comme acheter bio et écolo d’ailleurs, aller voir un film d’auteur ou aller au théâtre. L’un des grands mouvements de pensée contemporain est pour moi le glissement de la pensée politique du champ strict de la politique vers la consommation et vers le quotidien. Et j’espère que le temps du confinement a encore permis d’augmenter cette prise de conscience individuelle et globale. Cette tendance est vraiment porteuse d’espoir pour moi.
Trouves-tu cette période inspirante artistiquement ?
Non, non. J’ai adoré le texte de Christophe Honoré dans le Monde à ce sujet. On a fait du sport, on s’est nourri. Le confinement a été une vie tournée vers l’essentiel, atrophiée. Mais par ailleurs je crois fort dans le pouvoir de voyance de l’artiste, même si ça peut paraître un peu kitsch. Je crois très fort dans le fait que certains artistes puissent sentir l’air du temps des années avant, plus que quiconque. Donc ce n’est pas de l’actualité que l’artiste tire pour moi la sève de son inspiration mais dans le futur.
Les artistes seraient des sortes d’oracles. A titre personnel, tu te sens attiré vers quoi maintenant ?
Je ne sais pas du tout. Je suis en train de faire un décor en ce moment. Je pense que je vais faire un décor très théâtral et pas du tout réaliste ou minimaliste. Mais j’avoue honnêtement être complètement perdu. Je ne sais pas quel théâtre il faut faire et je ne sais pas quel théâtre je peux faire. Je dois dire que je suis très heureux d’être perdu, parce que c’est comme ça que jaillissent les choses les plus intéressantes.
« Questionner l’académisme et la nostalgie »
La seule chose que je sais, ma seule intuition, c’est que j’ai envie de faire des spectacles qui questionnent l’académisme et la nostalgie. J’ai l’impression que la disparition progressive d’une certaine forme de théâtre – le théâtre impressionnant des grandes troupes internationales de la fin du siècle dernier – correspond à la fin d’une forme d’humanité. Je vais faire des choses qui convoqueront cette double disparition, et de l’art et du monde.
Propos recueillis par Bruno Deruisseau
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