Erigeant le vintage et même le ringard en arme de séduction massive à l’heure des réseaux sociaux et du numérique roi, Julien Carreyn bouscule avec ses Photographies du soir notre époque si bien designée.
Vous égrenez un lot de tirages format carte postale, sans cadre mais sur papier brillant, et vous vous dites que c’est tout un monde que vous tenez entre vos mains : celui, pas si lointain, de l’argentique, des années 1980, des films de Rohmer et des dessins de Klossowski, des voleurs de couleurs Kodak et de leurs irremplaçables appareils jetables.
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Les couleurs fanées, rose pâle ou olive, et les motifs choisis (la banlieue, les grillages, un chien à poil long, des fleurs et une salle municipale, les réunions de famille et les jeunes femmes nues) vous confirment que vous êtes sur la bonne piste et qu’il y a dans cette collection d’images quelque chose de délicieusement suranné.
Un clin d’œil moqueur au flux
Ce charme-là, qui opère dans tous les travaux de Julien Carreyn, dans ses photographies, ses dessins et ses livres d’artistes souvent publiés à compte d’auteur – comme Proust lui-même dut financer ses jeunes filles en fleur avant de trouver un éditeur –, ne cesse d’exercer son pouvoir sur les regardeurs contemporains que nous sommes.
Comme si cette iconographie, sa matérialité et sa sensualité étaient soudainement devenues exotiques dans le paysage visuel et virtuel considérablement élargi qu’est le nôtre aujourd’hui. Comme si ces clichés bien réels, familiers, français et poisseux, adressaient un clin d’œil moqueur aux images en pointillé d’une bande passante qu’on appelle désormais le flux.
Pourtant ça n’est pas tant – ou pas que – de nostalgie dont on nous parle ici, plutôt d’une forme de subversion. L’artiste lui-même incarne cette résistance silencieuse qui, à un peu plus de 40 ans (même s’il en paraît dix de moins), a vécu plusieurs vies, souvent à la marge et donc, par ce renversement de perspectives qui caractérise notre époque, sur le devant de la scène.
Les modèles s’amusent follement
Adolescent angevin et découpeur compulsif de La Gazette de Drouot, DJ dans les années 1990, directeur artistique pour une collection de livres érotiques chez Taschen et squatteur occasionnel de la villa de Saint-Maur, le temple d’Actuel et de feu Jean-François Bizot, partageant aujourd’hui sa vie avec une jeune et jolie encadreuse dont il tint le journal, Julien Carreyn est un poème à lui tout seul. Et le symptôme d’une époque où le vintage peut s’ériger en arme.
A la galerie Crèvecœur, où il a invité l’artiste Benoît Maire à scénariser son travail (ces deux-là partagent un même goût pour un certain art de vivre, le mobilier des années 1950 et le collage), Julien Carreyn a essaimé quelques morceaux choisis de son immense banque d’images aux côtés de petites sculptures en marbre et de figurines en grès d’une sculptrice a priori très éloignée des codes de l’art contemporain, Claudine Monchaussé.
Dans l’arrière-salle, il présente trois films tournés pendant les prises de vue des séries Saint-Maur et L’Atelier des filles. On y voit ses modèles, seins lourds ou naissants, tenir la pose dans le plus simple appareil, descendre de leur piédestal, boire à même le robinet et s’amuser follement sous l’œil tendre de Julien Carreyn.
Un huis clos infiniment désirable
Ces filles sont toutes incroyablement belles et sexy parce que sûres d’elles. Elles s’assument comme Julien Carreyn assume toutes ses images, même les plus low profile, même les plus ringardes, et retourne comme un gant cette esthétique fade et datée pour dessiner les contours d’un huis clos infiniment désirable.
Dans un petit livre de 2008 intitulé Les Demoiselles de Vienne, réalisé avec son complice Pierre La Police, Julien Carreyn ressuscitait la cuisine tradi, ses plats en sauce et ses gibecières dans un récit délirant où il était question d’une partie de chasse en Sologne, de l’UMP d’avant Les Républicains – plus Chirac que Sarzoky –, de demoiselles nues bien sûr et de guide Duchemin tel qu’on le trouvait dans L’Aile ou la cuisse.
Dans le teasing de ce bijou hors d’âge, on apprenait aussi (mais l’info reste à vérifier) que “longtemps, J. Carreyn s’est exclusivement nourri de madeleines trempées dans des bols de lait froid”. Proust, toujours.
Photographies du soir jusqu’au 14 mai à la galerie Crevecœur, Paris XXe, galeriecrevecoeur.com
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