Depuis le coup de fil de Frederick Wiseman début 2020, le projet d’adapter son documentaire “Welfare” a lentement pris vie dans l’esprit de Julie Deliquet, jusqu’à sa concrétisation dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.
Dans un dédale d’allées et de bureaux, des citoyen·nes américain·es, coupes afro, jeans patte d’eph, vêtements plus ou moins élimés, tous·tes en état tangible de précarité, viennent plaider leur cause auprès des employé·es d’un service d’aide sociale. L’enfer est pavé de règles administratives. Et la survie de ces individus en danger social tient à la bonne volonté de ces salarié·es débordé·es, souvent zélé·es, mais souvent impuissant·es. Ces presque trois heures de palabres conflictuelles entre des hommes et des femmes qui ont faim et des hommes et des femmes qui, pour les aider, doivent se plier à des règles, c’est Welfare (1975), l’un des plus puissants documentaires de Frederick Wiseman.
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Après avoir porté sur scène Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin, Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman et Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder, Julie Deliquet poursuit son travail de transposition de grandes œuvres du cinéma dans le vocabulaire du théâtre contemporain. Et c’est désormais dans la Cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon que les démuni·es de Welfare et celles et ceux qui se dépensent sans compter pour leur venir en aide avancent ensemble dans une jungle procédurale sans fin.
Je crois que c’est Frederick Wiseman qui a lancé le projet, en vous appelant pour vous suggérer d’adapter son film Welfare. Cela a dû être une vraie surprise…
Julie Deliquet — Ah oui, vraiment ! [rires] Frederick Wiseman vit entre les états-Unis et la France. Il travaille à New York mais réside à Paris. Où il va beaucoup au théâtre. Il avait vu pas mal de mes spectacles depuis 2016. Quand il m’a appelée, en janvier 2020, je présentais à l’Odéon Un conte de Noël. Je n’ai pas décroché car le numéro m’était inconnu, et il m’a laissé un message. Quand je l’ai écouté, j’étais avec Florence Seyvos [écrivaine et scénariste], et elle est tombée de sa chaise ! [rires] Elle m’a dit : “Tu le rappelles tout de suite !” Il m’a proposé qu’on se rencontre, m’a invitée sur le montage d’un de ses documentaires et m’a dit très simplement : “J’ai toujours pensé qu’il y avait du théâtre dans mes films. Particulièrement dans un, Welfare, qui se passe dans un centre social. Je pense que vous êtes la personne la plus indiquée pour adapter ce film au théâtre.” Cela faisait des années que j’adaptais des œuvres de cinéastes pour la scène – Desplechin, Bergman, Fassbinder… Mais c’est la première fois qu’un cinéaste venait me chercher ! Il se trouve que je venais de réaliser un film documentaire sur le service d’oncologie à Villejuif. Le rapport aux soins et à l’institution était déjà inscrit dans l’un de mes travaux récents. C’était assez troublant qu’il vienne vers moi justement à ce moment-là. Ce qui m’a également marquée est qu’il défende son travail comme une fiction. J’ai donc d’abord été frappée par la rencontre, puis par son œuvre, que je connaissais mal et que j’ai découverte sans du tout imaginer ce que je pourrais éventuellement en faire d’un point de vue professionnel.
Comment avez-vous commencé à vous projeter dans cette adaptation du film ?
Tout de suite après notre rencontre, j’ai été nommée à la tête du TGP [Théâtre Gérard Philipe] de Saint-Denis. Puis la pandémie est arrivée. Wiseman était confiné en France, on a gardé un lien. Mais l’idée d’adapter Welfare n’était pas du tout ma priorité. C’était la première fois que je dirigeais un établissement et je le faisais dans un état de crise. Je gérais un théâtre d’emblée fermé, sans public ni artiste. Cela nous a poussés à réfléchir à ce qu’était notre mission première, et la réponse qui s’est imposée était de renouer un lien avec les institutions en souffrance, comme l’hôpital, l’école… Ceci a donc été mes premiers pas en tant que directrice. Dès que les confinements les plus restrictifs ont été levés, c’est spécifiquement ce qui nous a été demandé. On faisait des ateliers de théâtre dans les hôpitaux, les écoles… J’ai découvert un territoire, celui de Seine-Saint-Denis, qui avait beaucoup pâti de la pandémie mais qui avait aussi regorgé d’idées humaines pour pallier cette souffrance, au niveau des associations, des centres sociaux de quartier… J’ai retrouvé ma position d’artiste et découvert ma mission de directrice par ce travail-là. Et tout doucement, cette idée d’adapter Welfare a cheminé. L’idée est alors devenue mienne, par cette confrontation avec le rapport au soin, par cette traversée d’une crise, par ce lien avec des travailleurs sociaux.
Cette idée que la nature documentaire du film – à savoir que les personnes qu’on y voit ne sont pas des acteur·rices jouant des personnages, que leurs actions ne sont pas représentées mais captées – ne constitue pas son essence mais puisse donner lieu à une reconstitution vous a paru tout de suite évidente ?
Frederick Wiseman vit très intensément ce surgissement d’un réel brut dans le temps du tournage. Mais il se lave de cette expérience dans le temps très long du montage. En montant pendant cinq mois ces innombrables heures de rushes, il dépossède cette matière de sa réalité. C’est une réalité fractionnée, faite de manquements. Il dit que ces séquences seules ne racontent rien en soi. C’est son regard et l’organisation de ces fragments qui vont organiser un récit, un trajet. Ce qu’il écrit n’a rien à voir avec ce qu’il a vécu. Ce n’est plus une supposée fidélité à ce qui a été vu et enregistré qui l’oriente. Mais plutôt le souci de trouver ce que ça va raconter.
Sur le tournage, Wiseman n’intervient pas…
Il ne manipule rien. S’il y a de la musique sur place, il la garde. Il ne va évidemment pas en ajouter. C’est assez proche de ma façon de travailler. J’attends une dépossession du plateau, j’attends qu’il agisse sur moi, ça ne m’intéresse pas du tout de le diriger. Je le mets en expérience.
Adapter un film, pour vous, ça signifie s’emparer de son récit, traduire de façon scénique son principe de mise en scène, reproduire ses dialogues, etc. ?
Je ne copie jamais la mise en scène d’un cinéaste. Pour moi, ça n’a pas de sens. Je remise ce qu’il raconte dans une autre peau. Imiter son écriture, ce serait comme reproduire la réalisation d’un précédent metteur en scène quand on monte un Phèdre. Ici, le dialogue avec Wiseman a été très horizontal. Il y a ces gens entre lui et moi. Il est passé par-dessus avec sa patte, et moi, je refais la même chose avec sa matière à lui. Il m’a proposé de me montrer ses rushes, mais je n’ai pas voulu. Ce qui m’intéressait, c’était de travailler à partir de son récit.
J’ai eu l’impression durant les répétitions que vous vous accordiez une marge d’invention de situations, de dialogues…
Ah non, l’essentiel de ce qui est dit sur scène est déjà dans le film. On a ajouté quelques charnières car il y avait beaucoup de coupes et donc des manques. Mais on a utilisé le texte original. Dans le documentaire, il y a cinquante personnages. Je les ai fusionnés pour en faire quinze individus, afin d’éviter l’effet Arturo Brachetti : je fais un personnage, je me change, et j’en fais un autre. Ça n’aurait eu aucun sens. Chaque acteur et actrice a ingéré plusieurs êtres pour les restituer dans un seul corps. Dans le film, les séquences sont assez courtes, et au théâtre, ça peut donner un certain anecdotisme. Sur scène, on a besoin de suivre des gens, et ça, le film ne le fait pas.
Disons qu’il y a dans le documentaire de Wiseman une alternance de séquences très vives, très courtes, interrompues et des temps de déploiement, des effets de scène…
Au cinéma, un personnage peut exister en quatre secondes. Au théâtre, c’est impossible. Et puis, ce n’est pas très intéressant. C’est le temps partagé qui compte. Au cinéma, dix minutes sur un visage c’est très long. Au théâtre, dix minutes c’est très peu. On a donc travaillé à installer la matière du film dans une durée propre au théâtre.
Je pensais que beaucoup de choses de votre théâtre se trouvaient sur le plateau…
Construire un spectacle, au fond, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je m’en fous un peu. Ce qui m’intéresse, c’est l’expérience qui va nous mener jusqu’au spectacle. Pendant tout ce cheminement, j’expérimente dans tous les sens, j’arrive tous les jours avec un scénario différent, des brochures qui ne sont pas du tout le texte de la pièce mais une sorte de montage qui change tous les jours. Je propose une situation d’abri dans laquelle des êtres vont naître. Une fois que cette matière mouvante a pris vie, je leur propose des scénarios qui n’apparaîtront pas dans le spectacle afin qu’ils aient une sorte d’entraînement. Ainsi, cette matière aura pris vie en expérimentant dans tous les sens et ce n’est qu’après qu’on en revient au sens initial. Et là, ça bouge. Ce que vous avez vu cet après-midi, c’est déjà la phase de reconstruction. La matière du film a déjà longuement été éprouvée par le plateau, la vie…
Pouvez-vous commenter le choix de situer l’action dans un gymnase ?
La question du lieu est la première que je me pose après avoir choisi une œuvre. Si c’est du cinéma, je sélectionne un endroit qui n’existe pas dans le film. Je ne veux pas être dans l’imitation. Je souhaitais un lieu qui évoque une situation un peu exceptionnelle, qui prend du champ avec la quotidienneté. À Saint-Denis, nous avons été les premiers à nous faire vacciner au Stade de France. On entendait les mouches voler. L’endroit était beaucoup trop grand, évidemment pas fait pour ça. Je réfléchissais à ces endroits à forts enjeux démocratiques, comme aux écoles de nos enfants qui deviennent des bureaux de vote même si ce n’est pas leur fonction première, mais qui, symboliquement et dans leur volume, peuvent devenir des abris. Ce sont des lieux qui remettent de l’horizontalité. Et puis j’ai rencontré l’équipe du Festival d’Avignon qui m’a proposé la Cour d’honneur du Palais des Papes : 30 mètres d’ouverture, soit pile le volume d’un gymnase. Ça me permettait de redimensionner cette cour : en fait, c’est un espace “grand comme un gymnase”, ce qui est moins impressionnant que “grand comme la Cour d’honneur”.
Le terrain de basket, évoqué par les paniers et le traçage au sol, rend peut-être aussi compte de la dimension d’affrontement qu’il pouvait y avoir dans les échanges au sein de ce centre social, et même de la notion de combat que mènent ces personnes pour leur survie…
Pour moi, la langue a un rapport au corps. C’est un muscle. Un muscle qui conduit à la pensée. C’est d’abord la mise en mot de quel est mon état, quel est mon besoin, des choses de la comédie humaine très basique. Il fallait que la langue soit un moteur de jeu au sens physique, au sens sportif du terme. Un peu comme lorsque quelqu’un rit pendant un enterrement. Est-ce que l’on sait pourquoi ? Est-ce que la personne qui rit sait elle-même pourquoi ? Parce qu’elle a vu quelque chose de drôle ? Parce qu’elle est trop émue ? En fait, c’est physique. Il ne suffit pas de décortiquer pourquoi elle réagit, il faut libérer ce muscle-là. Et cela doit prendre corps sur un terrain délesté de tout appui administratif comme le serait le bureau, le dossier, etc. Presque à chaque fois dans un jeu, un sport ou un combat, chacun doit mettre en vie son enjeu. On peut gagner plusieurs fois un match en ayant eu des combinaisons complètement différentes ou le perdre en ayant eu plutôt un bon trajet.
J’ai eu l’impression lors des répétitions auxquelles j’ai assisté que la direction artistique évoquait par petites touches l’Amérique des années 1970, celle du film de Wiseman…
Oui, bien sûr. C’est de toute façon la représentation d’un système de soin américain. À travers, évidemment, le regard d’une troupe de théâtre française actuelle. Pour moi, à travers les interprètes, on ne perd jamais 2023. Mais on part d’une fable pour en arriver à la souffrance de nos services publics. Dans les grandes puissances contemporaines, hélas, on sait bien que c’est l’humain qui est au service de l’économie. Si on faisait l’inverse, les choses seraient quand même plus sensées. Le combat existe toujours pour le réaffirmer, le faire entendre. On ne peut pas le faire dire à nos personnages, puisqu’ils sont d’hier, ils sont de l’autre côté de l’Atlantique, ils sont inconscients pour la plupart d’être dans un film, et ils ne sont probablement plus de ce monde pour se dire qu’ils sont dans une pièce de théâtre. Mais si rien ne m’avait éveillée ces derniers temps, je n’aurais jamais monté Welfare. En revanche, je n’ai pas besoin et, de toute façon, je n’oserais pas situer l’action de nos jours en France, en Seine-Saint-Denis par exemple. Par contre, en partant, sous couvert d’un film, des années 1970, des États-Unis, d’un système de protection très différent, issu du New Deal de Roosevelt, avec une gestion de l’argent public différente de la nôtre, je vise à intervenir dans le champ contemporain. Quand on voit que l’hôpital de Montpellier est en grève depuis un an et qu’il ne se passe rien, c’est vraiment fou. Mais je ne suis pas légitime pour le dire aussi littéralement dans mon travail. Je peux le faire en revanche sur le mode de la fable.
Frederick Wiseman a exprimé dans un texte que la vocation du théâtre était d’interpeller, notamment les pouvoirs publics…
Il y a aussi chez moi un désir d’interpellation. Je pense que si Wiseman a pensé à moi, c’est parce qu’il trouvait intéressant d’interroger un pays, la France, où le service public est censé être fort. Mais il ne me l’a pas dit. Il m’a laissée voir si ce questionnement résonnait en moi. Il l’avait peut-être entrevu dans mes précédents spectacles. La vie a fait que ça a pris corps et réalité de façon instantanée. ♦
Welfare, d’après le film de Frederick Wiseman, mise en scène Julie Deliquet, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, du 5 au 14 juillet à 22 h (relâche le 9 juillet), spectacle en français surtitré en anglais.
Projection du film en présence de Frederick Wiseman et de Julie Deliquet, au cinéma Utopia, le 9 juillet à 14 h. Sortie nationale le 5 juillet.
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