Ne vous attendez pas à la voir commencer son spectacle par “nous, les femmes”. Après avoir créé la série Roxane, la vie sexuelle de ma pote pour Chérie 25, Julie Bargeton s’est lancée, à 33 ans, dans son premier seul en scène, “Barbue”. Elle y enchaîne les sketchs de personnages barrés, des moments de stand-up purs et durs et les réflexions féministes aussi fines que désopilantes. Rencontre avec une comique et comédienne bientôt incontournable, qui cite Simone de Beauvoir autant que Beyonce.
C’est ton premier spectacle. La scène, tu connaissais déjà ?
Julie Bargeton – J’avais fait un peu de théâtre. Il y a trois ans, je voulais déjà tester « seul en scène ». Mais c’est un exercice particulier, j’ai d’abord voulu faire deux ou trois pièces pour me rassurer. Ça m’a beaucoup plu, je me suis tout de suite sentie à l’aise sur scène.
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Ça t’a pris combien de temps d’écrire Barbue ?
J’ai eu la chance de rencontrer comme metteur en scène Alain Degois, dit Papy, connu pour avoir révélé Jamel Debouzze, Arnaud Tsamere, Issa Dumbia, Bun Hay Mean, Blanche Gardin. On a eu un coup de coeur artistique, il m’a donné ce qu’il y a de plus fragile et indispensable en tant qu’artiste, à savoir la confiance en soi. Sans lui, je n’aurais peut-être pas eu le courage de monter seule sur scène. J’ai mis trois mois à écrire ce spectacle et je me suis retrouvée avec un show de trois heures ! Du coup Papy m’a dit : “Tu n’es pas Philippe Caubère, tu vas te calmer tout de suite !” J’ai mis six mois à couper… C’était une question d’angle, que j’ai fini par centrer sur l’identité de la femme. Sinon je parlais de ma famille, de politique… J’ai fait un vrai choix.
C’est effectivement un spectacle entièrement consacré à la condition des femmes aujourd’hui.
Dans tous les premiers « seul en scène », il y a souvent beaucoup d’autobiographie. Et il se trouve… que je suis une femme ! En parlant de ma quête d’identité, je me suis rendue compte qu’il y avait un truc qui bloquait dans ma vie, et je ne savais pas ce que c’était. Puis j’ai fini par réaliser: “Ah, c’est parce que je suis une fille en fait !” J’en suis arrivé à ce thème, qui est malheureusement toujours d’actualité.
Quel a été le déclic pour identifier ce “problème” ?
Avant j’étais très garçon manqué, et je traînais beaucoup avec des garçons. J’étais moi-même très misogyne ! Et quand on me contactait en tant qu’auteure sur des projets, c’était parce qu’on avait “besoin d’une fille”. Alors que je voulais qu’on m’appelle pour ma plume, pas parce que je suis une fille… Ce n’est pas parce que je suis une femme que je vais forcément apporter de la “mignonneté” ! Dans ma série Roxane, la vie sexuelle de ma pote, j’essayais de me demander ce que nous avions fait de la libération sexuelle. Les filles de ma génération sont nées avec la pilule, le droit à l’avortement, l’égalité des sexes… Et en fait, tu t’aperçois que : pas vraiment. Une fille qui a beaucoup d’amants, c’est toujours “une salope”, alors qu’un mec, dans le même cas, est évidemment “un Don Juan”. J’ai pourtant grandi en entendant que la femme était l’égale de l’homme.
Pourquoi te sentir gênée par la discrimination positive, alors ?
Parce qu’encore une fois, j’ai envie qu’on me prenne pour mon talent, pas parce que je suis une femme. C’est un peu blessant. Tant qu’il y a de la discrimination positive, c’est qu’il y a de la discrimination tout court. Il y a donc une injustice, un souci.
La discrimination positive est un outil qui peut justement permettre de compenser cette injustice.
Bien sûr, et s’il faut passer par là, faisons-le. Mais il est malheureux d’avoir encore besoin de ça. Être leader, pour une femme, c’est toujours mal vu. Une femme qui montre son cul, bourrée en soirée, c’est beaucoup moins drôle que si un mec le fait. Une femme ne peut pas faire pareil que les Michael Youn et les Hanouna, qui se foutent à poil. Axelle Lafont l’a fait, mais elle n’était pas vraiment nue, pas comme eux.
Dans ton spectacle, tu te moques pourtant de Miley Cyrus, qui n’hésite pas à jouer avec son corps et son image…
Il s’agit d’être nuancé. Les excès sont mauvais. Il y a un juste milieu entre porter une burqa et se balader en string dans la rue. Dans n’importe quel sujet, les excès sont dérangeants, et c’est l’équilibre qu’il faut réussir à atteindre.
Miley Cyrus qui se met à poil, ça peut aussi être considéré féministe. Tu es d’accord avec ça ?
C’est un peu ce que je dis dans mon spectacle. Si je me moque, c’est parce que Miley Cyrus n’est pas forcément un modèle à suivre pour les filles. Elle, elle peut faire ça parce que c’est une pop star. Dans la vraie vie, si tu le fais, tu te fais insulter. C’est ça qui est dérangeant. Ces questions sont délicates. Je m’en rends compte aussi quand je parle de Beyonce et Jay Z. Jay Z n’a pas besoin de se mettre en slip dans ses clips.
Encore une fois, Beyonce est devenue une icône féministe.
Oui, mais ça me dérange quand, au Stade de France, elle se met à quatre pattes devant son mari.
Beaucoup de garçons ne se reconnaissent pas non plus dans la virilité exacerbée de Jay Z…
Bien sûr, mais dans sa chorégraphie, Beyonce n’a aucune dérision, aucun humour, aucun décalage. Tu peux évidemment être sexy et féministe, mais quand je vois les selfies de Kim Kardashian, je ne me dis pas qu’elle est féministe. Je ne vois que son narcissisme, qui reflète d’ailleurs celui de notre société. Je ne trouve pas ça très intelligent.
Au-delà de la provocation et des selfies, Kim est la business woman par excellence, elle est extrêmement puissante…
Elle a fait de sa personne un outil marketing. Je suis sûre qu’elle est beaucoup plus intelligente qu’en apparence. Mais j’ai du mal avec la réification. Et ce n’est pas une question de sexe : si un mec se mettait toujours torse nu, ce serait pareil, je trouverais ça ridicule.
A la base, as-tu un rapport particulier au féminisme, ou bien c’est quelque chose que tu utilises dans ton spectacle pour observer des choses autour de toi ?
Je n’ai aucun rapport particulier au féminisme, non. Je suis contre les injustices, donc je suis contre le sexisme, le racisme, l’homophobie, l’antisémitisme… Une personne normalement constituée, quoi ! (rires) Mais la discrimination contre les femmes, elle m’a frappée de plein fouet parce que j’en suis une. Et il suffit de suivre l’actualité pour voir ce qui se passe dans le monde : c’est catastrophique.
Sur scène, tu chantes une chanson de Mistinguett qui glorifie son mec abusif. Et elle peut facilement s’adapter à des femmes d’aujourd’hui. Les choses n’auraient changé qu’en apparence ?
Il y a eu une libération dans les années 70, mais on vit aujourd’hui une crise politique, économique et religieuse, donc il y a une crispation. Simone de Beauvoir avait prédit qu’il suffirait d’une crise pour que les acquis des femmes reculent. Et elle avait raison. Aujourd’hui, je ne sors pas en mini-jupe à Paris.
Pourquoi ?
Parce que tu te fais siffler, insulter, agresser. En Espagne, une fille en mini-jupe ne pose aucun problème. En France, ce n’est pas le cas. Il y a un retour en arrière assez inquiétant… Mistinguett a été l’objet d’une comédie musicale récemment, et un clip passait sur M6. C’était incroyable de voir Carmen Maria Vega chanter, en gros : “Ouais c’est génial, mon mec me frappe, ouais ouais !”. Tout ça en étant hyper contente et hyper sexy. Sérieusement, ils n’ont pas écouté les paroles avant ?
Beaucoup de femmes humoristes, sous couvert de s’exprimer différemment, continuent de perpétuer des clichés genrés. Tu te sens à part ?
Je serais très contente que ce soit le cas ! Je n’ai pas une écriture “girly”, c’est sûr. Je ne parle ni de cupcakes ni de vibromasseurs. Et ça ne m’intéresse pas de mettre les garçons d’un coté, les filles de l’autre. Je ne veux surtout pas que ce soit un “spectacle pour les filles”. Les « seul en scène » de nanas, les mecs y vont souvent pour faire plaisir à leur copine. A la télé, si le héros d’une série et une femme, ça devient tout de suite “une série féminine”, alors que si c’est un mec, c’est une série tout court, on n’en parle même pas. Récemment, ma productrice est allée présenter un concept de série que j’ai écrit, et des patrons de chaînes – je ne dirai pas qui ! – se sont arrêtés tout net en disant qu’une série avec trois meufs, ça ne les intéressait pas. Alors que c’était un concept hyper rock’n’roll, tout le monde aurait adoré. J’avais déjà connu ça avec Roxane, qui a finalement été diffusé sur Chérie 25, mais qui est vue comme une chaîne “de femmes”. Alors que maintenant, la série est sur YouTube et je peux voir que dans les 10 millions de vues cumulées, il y a 51% de femmes et 49% d’hommes qui regardent. C’est une fierté, d’avoir atteint cette parité.
Pourquoi ce titre pour ton spectacle : Barbue ?
Parce que j’ai régulièrement croisé des hommes qui m’ont dit que j’avais des ‘ »couilles ». Ce qui, j’imagine, est synonyme de force ou de courage, souvent attribués aux hommes – on ne sait pas pourquoi d’ailleurs… C’est un compliment à double tranchant, car ça t’enlève ta féminité. Et du coup j’ai voulu m’amuser à mélanger la poupée Barbie, qui est le modèle d’identité féminine sur lequel se construisent la majorité des petites filles, et l’adjectif « couillue » dont on m’a souvent affublé… Une poupée Barbue!
C’est un titre hyper féministe.
C’est en accord avec ce que je suis, tout comme beaucoup de femmes de ma génération. Mais je pense que si j’avais mis Amour, cupcake et chocolat en titre, j’aurais eu moins de mecs qu’avec Barbue ! Je ne veux pas être dans les stéréotypes. Même si à la fin de mon spectacle, j’ai trois personnages clichés : la petite fille, l’ado et la femme qui assume sa sexualité.
Ce côté théâtral, avec des personnages, il te plaît davantage que le stand-up classique ?
Mon seul en scène, c’est de la conversation. Je laisse le « vrai » stand-up à des gens qui savent le faire mieux que moi. J’ai aussi des moments dans la réflexion et l’émotion, et moins dans le rire. J’insiste sur le côté « seul en scène », car généralement les one-woman show sont soit des sketches qui s’enchaînent, soit du stand-up. Si tu penses venir chez moi uniquement pour te fendre la poire et avoir le cerveau vidé en sortant, tu vas être déçu !
Quelles sont tes influences ?
Je n’ai pas une grande connaissance du stand-up, j’ai plutôt une culture de l’humour en général. Papy fait de la résistance restera mon film culte, aussi ringard que ça puisse être ! Je lis aussi Gotlib et ses Dingodossiers depuis que j’ai 8 ans. Le personnage de Blanche Neige que je fais sur scène est inspiré de ces BD ; ils faisaient beaucoup de détournements de grandes figures célèbres en les rendant monstrueuses.
Du coup, personne côté stand-up ?
Florence Foresti, c’est la patrone. J’adorais Sylvie Joly, aussi. Et sinon, dans les “jeunes”, Blanche Gardin est formidable. Il y a Fary aussi, qui a vraiment son style, je trouve ça très intéressant. Aux Etats-Unis, Tina Fey et Louis C.K. sont évidemment géniaux.
Tu sens une différence entre le style d’humour français et américain ?
Les Américains sont trois fois plus barrés que nous ! Ils se permettent beaucoup plus de folie et de burlesque. Par exemple, la scène du sperme dans les cheveux dans Mary à tout prix, ça ne passerait pas en France. On se dirait : « C’est potache, c’est lourd ». Concernant le milieu du stand-up, un ami m’a fait remarquer quelque chose : en France, les gens se moquent des autres – « Toi dans la salle… » – alors qu’aux Etats-Unis, ils diront : « Bonjour, j’ai un problème. Je suis gros. Je suis méchant. Je suis radin ». J’ai plutôt essayé de faire ça. Il faut oser parler de ses faiblesses. En parlant de tes propres failles, tu finis forcément par toucher celles des autres.
Pourquoi faire ça sur scène désormais, plutôt qu’ailleurs ?
Pour la liberté, tout simplement. En télévision tu n’es pas libre, et au cinéma les projets mettent beaucoup de temps à se monter…
Tu as pourtant passé deux ans à écrire Roxane, sur Chérie 25.
J’ai eu une chance incroyable ! La directrice des programmes de Chérie 25, Christine Lentz, m’a fait une confiance totale. Vous remarquerez que je n’étais pas en prime time sur TF1 ou France 2 !
Tu travailles sur deux films en ce moment.
J’ai un projet de comédie romantique “pour ceux qui détestent les comédies romantiques”. Et un autre projet dont je ne peux pas trop parler car c’est une commande, mais ce sera complètement barré.
Tu viens d’où, au fait ?
De Chantilly, dans l’Oise. Je suis arrivée à 17 ans dans un petit foyer de bonnes soeurs à Paris.
Prépa, HEC… Tu étais destinée à faire partie de « l’élite ». Tu as laissé tomber la France !
Je pense que je l’aide beaucoup mieux avec ce que je fais que si j’étais au Sénat ! Quand tu es bonne à l’école on te dit : « Tu vas faire une prépa ». Et quand tu ne sais vraiment pas quoi faire après, tu fais HEC, parce qu’on y fait « un peu de tout ». C’est comme le lycée mais en beaucoup plus dur. J’ai passé une super année, même si tu travailles comme un fou furieux, mais ça t’apprend une énorme rigueur de travail, et une bonne culture générale. Mais surtout, tu apprends que tout est ramené à l’économie, et on t’apprend à utiliser le système pour se faire du fric. C’est ce qui dirige le monde, et ce qui nous tue. J’avais 18 ans et ça ne correspondait pas du tout à ce que je voulais faire.
Quel a été le déclic pour changer de voie ?
J’ai eu une simulation d’entretien avec le boss de la communication d’un grand groupe. Je lui ai dit que je voulais faire de la pub, parce qu’à la limite, c’était un métier un peu créatif. Là, il m’a dit que ce n’était pas du tout ça, qu’à son niveau on ne faisait qu’allouer les budgets, pas imaginer des idées marrantes ! Il m’a avoué qu’avant, il voulait être comédien et qu’il regrettait de ne jamais avoir osé. Il m’a dit : « Vous allez être hyper malheureuse ».
Tes parents ne t’en ont pas voulu ?
Maintenant, ils sont rassurés. Au départ ils étaient déçus, oui, mais ils avaient surtout très peur. Ils me disaient que ce n’était pas un métier méritocratique – ce qui n’est pas faux –, qu’il y a beaucoup de « fils de », qu’il fallait coucher pour réussir… D’ailleurs, moi, j’ai couché avec tout le monde et ça n’a pas marché ! (rires) C’est aussi très dur pour les femmes, avec les rôles stéréotypés…
Par exemple ?
Quand tu arrives au conservatoire, il y a deux archétypes : la jeune première (très belle et un peu nunuche), et puis il y a la grosse bonne Nicole qui se marre. Quand tu n’es ni l’une ni l’autre, qu’est-ce que tu fais ? Et bien tu ne travailles pas. Alors que pour les mecs, il y a dix fois plus de possibilités.
propos recueillis par Maxime de Abreu et Marie Turcan
« Barbue » chaque mardi à la Nouvelle Seine, 20h, jusqu’en juillet 2016
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