Les deux comédiens renouent avec le compagnonnage de Nicolas Truong pour passer au crible avec humour l’exercice de style de l’interview, qu’ils explorent dans tous ses états.
Avec des allures de pieds nickelés de cinéma, Nicolas Bouchaud et Judith Henry commencent par s’équiper, l’un, d’un Nagra en bandoulière, l’autre, d’une perche de prise de son. Jouant les aspirants documentaristes, ils débriefent leur stratégie sans se soucier un instant de l’amateurisme dont ils font preuve devant nous.
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S’interpellant d’un bout à l’autre de la salle, ils passent bientôt de la théorie à la pratique. Nécessitant d’être porté à bout de bras par le public, le long cordon qui les relie est l’occasion d’un premier gag digne du muet, alors que valider leur enquête les amène à parcourir la salle en lançant des “Etes vous-heureux ?” à l’adresse de spectateurs pris au hasard.
“N’ouvrez plus jamais votre porte !”
Concepteur d’Interview, le metteur en scène et journaliste Nicolas Truong a décidé d’explorer la palette des approches autorisant à s’interroger sur l’autre, en épinglant les saillies de ses confrères et en questionnant les questionneurs. On découvre bientôt que la saynète comique qui amorce ces confessions est un micro-trottoir à mettre au crédit de Marceline Loridan-Ivens et Jean Rouch – coauteur avec Edgar Morin du film Chronique d’un été (1961).
Passant d’un entretien à l’autre, notre couple d’acteurs se partage les rôles pour évoquer le point de vue plein d’humour de Florence Aubenas, qui conseille à ses questionnés : “N’ouvrez plus jamais votre porte !” Des paroles qui se chargent d’émotion pour dire l’empathie de Jean Hatzfeld et le long cours de sa récolte d’une vérité auprès des victimes et des bourreaux du génocide rwandais, quand il conclut sur l’importance de comprendre que “le mensonge des tueurs et des rescapés est aussi important que ce qu’ils disent”.
“Mais pourquoi êtes-vous alcoolique, pourquoi ?”
Avec ces allures de miscellanées, le dialogue forme une mosaïque qui ne pouvait ignorer Bernard Pivot osant l’abrupt face à Marguerite Duras – “Mais pourquoi êtes-vous alcoolique, pourquoi ?” –, pas plus que l’invective d’un Vincent Lindon hors de lui, s’exclamant “Ecoutez, j’en ai marre de parler des films que j’ai faits”.
Sans oublier un bras de fer dans l’émission Dim Dam Dom entre Delphine Seyrig et Claude Lanzmann, ou le saut dans le vide de ce journaliste désireux de connaître la nouvelle forme de pensée prônée par Martin Heidegger, qui devra se contenter d’un magistral “le secret de la prédominance planétaire de l’essence impensée de la technique s’accorde avec le caractère informulé et latent de la pensée qui tente de réfléchir sur cette essence impensée”.
En se jouant du chant des sirènes du “bavardage généralisé” tout autant que de la voie des passeurs apte à “l’accouchement de la pensée”, Interview ne se résout pas à choisir ; c’est là sa réussite et sa belle générosité.
Interview conception et mise en scène Nicolas Truong, avec Nicolas Bouchaud et Judith Henry, jusqu’au 17 juin, MC93 au Monfort Théâtre, Paris XVe
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