Jonas Mekas est décédé ce mercredi. Il y a un an, nous l’avions rencontré pour l’un de ses derniers entretiens. Rencontre avec celui qui a révolutionné le cinéma avec ses “journaux intimes filmés” au coeur du New-York underground.
Accoutré de son fameux bleu de travail, Jonas Mekas, 96 ans et encore toute sa tête, ne manquera pas de tourner quelques séquences lors de notre rencontre. La caméra est son troisième œil, son troisième bras. Jamais il ne la quitte. Figure emblématique du cinéma expérimental, il filme la réalité sur le vif, attaché non pas aux événements spectaculaires qui font l’Histoire avec un grand « H », mais à l’anodin, aux événements simples, aux détails, à ces moments si beaux, mais si furtifs et banals qu’ils tendent à disparaître des mémoires. Jonas Mekas est un artiste de l’intime.
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Walden (1969) , Reminiscences of a journey to Lithuania (1973), As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty (2000)… Les films de cet artiste américain sont profondément ancrés dans le tissu de la réalité. Patchwork de fragments, son œuvre est guidée par le hasard des rencontres, par les détours du destin, mais surtout par la soif de vivre et l’excitation que procure l’inconnu.
Né en 1922 en Lituanie, ce poète du quotidien est un grand optimiste, malgré le caractère tragique des premières années de sa vie. En 1944, il est envoyé dans un camp de travail à Hambourg par les nazis. Contraint de fuir son pays natal, il émigre à New York en 1949. C’est là qu’il se procurera sa fameuse Bolex, une camera 16 mm et qu’il tournera ses premières images. C’est là encore, qu’il rencontrera toute l’avant-garde artistique et défendra la nouvelle vague du cinéma américain, érigée contre les diktats d’Hollywood.
Critique de cinéma dans le journal Village Voice, il fondera la revue Film Vulture et l’Anthology Film Archives, cinémathèque expérimentale. Il laissera derrière lui une oeuvre autobiographique majeure, marquée à la fois du sceau de son exil aux Etats-Unis et par sa recherche compulsive de beauté. Si ses films sont des archives d’une époque, Jonas se défend contre toute interprétation de son œuvre comme une réflexion sur la mémoire. Pour lui, c’est bel et bien le présent qui importe, c’est lui qui l’obsède. Il en saisit les pulsions, la banalité, les fulgurances. Jonas Mekas célèbre la vie.
Vous êtes de passage à Paris pour présenter vos films à la Cinémathèque française dans le cadre d’une rétrospective sur le cinéma lituanien. Vous exposez également des photographies à la galerie Agnès b, mais surtout faites la promotion de votre nouveau livre, A dance with Fred Astaire. Cet ouvrage compile une série d’anecdotes, accompagnées de photographies et de documents divers sur des artistes bien connus, John Lennon, Yoko Ono, Andy Warhol, Georges Maciunas, Nam Jun Park, Allen Ginsberg… Comment est née l’idée de ce livre ?
Jonas Mekas – J’ai pris des notes pendant au moins quinze ans! Je ne l’ai pas écrit comme un livre, mais de temps en temps, je notais quelques souvenirs que je trouvais drôles, qui étaient connectés à mes amis et à la mouvance du cinéma indépendant à New York. Dès que je me souvenais de quelque chose, je le notais et mettais de côté. Et cela jusqu’au jour où j’en avais tellement qu’il a bien fallu bien que je compile tout cela dans un livre !
Pourquoi est-il si important pour vous de raconter ces anecdotes ?
Elles sont importantes parce qu’elles incarnent l’histoire et l’esprit des années 60-70. Et les gens. Ce sont de petits événements, comme l’arrestation de Lenny Bruce, un performer génial, très critique vis-à-vis de la société de l’époque. Cette arrestation, en raison du caractère subversif de son travail, ça l’a détruit. Moi, quand ça m’est arrivé, je ne l’ai pas pris au sérieux. Je me souviens de son apparition au tribunal, quand la jeune vidéaste Barbara Rubin lui a tendu une photo pour avoir un autographe. Mais aucun d’eux n’avait un stylo. Alors, elle lui a tendu son rouge à lèvre, il a signé et, d’un seul coup, dans un accès de colère, il s’est barbouillé la bouche avec. C’était une déclaration, une façon de dire : « Ils ne veulent pas me laisser m’exprimer! Il me disent de la fermer !« . Des moments, comme celui-là, il est important de s’en souvenir. Il faut les raconter.
Oui, en effet vous racontez des histoires dans votre livre, ce qui est un peu à contre-pied de votre travail cinématographique. Celui-ci n’est pas narratif, mais agrège surtout de brèves séquences, des moments furtifs… C’est généralement plus de l’ordre de l’expérience, de la sensation que de la narration…
Les gens ne le réalisent pas mais mes séquences sont des fragments d’histoires. Ce ne sont pas seulement des poèmes, des haikus. Ce sont aussi des histoires. Une histoire n’a pas besoin d’être longue. Elle peut être brève, très condensée, ne durer qu’un instant. Elle raconte quelque chose mais c’est aussi une déclaration personnelle au monde, un geste engagé, qu’on peut qualifier de politique, de social. Je pense à mon ami Jack Smith lorsqu’il s’est fait interviewer à la télévision. Il s’est senti insulté par le commentateur et a quitté le plateau. Voici une déclaration. C’est typique de la façon dont Jack se comportait, mais ça va plus loin, ça montre son approche du monde. C’est politique.
Pourtant je me souviens d’une déclaration que vous avez écrite sur la vitre de la galerie Agnès b. Vous dites: « Continuez à danser. Continuez à chanter. Buvez un bon verre et ne soyez pas trop sérieux ». Ecrire ça, aujourd’hui, ce ne serait pas une provocation ? C’est très simple, beau, mais en même temps, peut-on vraiment dire cela dans le contexte politique actuel ? Est-ce que votre travail est politique ?
Oui, je crois qu’il l’est. Tu as un choix à faire. Soit tu continues à détruire la planète, tu te laisses prendre au piège de la société et c’est sans fin. Ou, tu t’attaches à ce qu’il faut préserver, ce qui est beau, la planète. Un mode de vie positif. Ça, c’est de la politique.
Vous vous présentez comme un « filmeur » (filmer en anglais) et non un réalisateur (filmmaker en anglais, c’est à dire faiseur de film). Pouvez-vous développer ?
Pour moi, être à réalisateur, c’est avoir un script: tu as une idée, tu fais un film, tu sais ce que tu veux. Tu peux échouer, oui, mais tu savais un peu où tu voulais aller. Moi, je ne le sais jamais. Je sens surtout la vie qui palpite autour de moi, ne sachant pas ce qui arrivera ensuite. J’essaie d’enregistrer la vie comme elle vient, la vie en cours, en train de se faire. Je n’essaie pas d’imposer quoi que ce soit, c’est très ouvert. J’aime juste filmer, vous savez.
Votre cinéma est en effet très libre. Ça me fait penser au jazz. Il y a une grande part d’improvisation. Mais enfin, savoir improviser, c’est tout un art, ça demande beaucoup de travail non ?
Improviser, oui, mais il faut apprendre à voir, réagir, savoir répondre à ce qui arrive, répondre à la vie, en faire partie. Quand je filme, je me fonds dans ce qui se passe. Je filme sans prendre de distance. Ça prend du temps, c’est beaucoup de travail car il faut apprendre à ne pas résister à la vie, la laisser venir, ne pas lui imposer quoi que ce soit, être ouvert. Je suis invisible lorsque je filme, les gens ne font pas attention. Regardez ma caméra, elle est minuscule.
Vous me dites filmer la vie comme elle vient, tout simplement, mais enfin, vient ensuite le moment du montage et il faut choisir, organiser. Vous montez vos rushes longtemps après avoir tourné vos images. C’est le cas pour le film Lost, Lost, Lost : les rushes datent de 1949 à 1963, mais le film a été monté 10 ans plus tard. Vous laissez vos films dormir avant de les utiliser…
Quand je visionne de vieilles séquences, je les regarde avec mes yeux d’aujourd’hui. Je suis déjà quelqu’un d’autre. Dans ce sens, le passé importe peu. Ce qui est important, c’est comment je me sens lorsque je les regarde. C’est toujours le présent qui importe. En ce moment je lis un livre de Cactulous, un poète de 50 ans avant Jésus Christ. C’est très vieux. Mes images, elles aussi, sont vieilles mais de 20, 30 ans… Alors quand je lis ce bouquin de 2000 ans d’âge, il n’appartient pas au passé, car je suis en train de le lire. C’est ça qui compte. Nous sommes dans le Paris contemporain, une vielle ville, nous sommes entourés par le passé, par tout ce qui a précédé, des restaurants, des rues, des cafés. Ce moment, tout comme la ville, il retient l’histoire, tout ce qui a survécu au passé. C’est le cas pour mes images, ou ce petit hôtel dans lequel nous sommes. Cet hôtel garde la trace des gens qui y sont passés. Je le sens. Tout cela concourt à créer notre expérience de cet espace et à donner vie à tout ce qui a précédé ce lieu. C’est aussi simple que ça.
On s’en rend trop peu compte mais nous sommes faits de toute l’histoire de l’humanité. Elle est en nous. Nous sommes les dernières feuilles de l’humanité. Chacun de nous. Mais on n’y pense pas, on est ce que l’on est. Et pourtant voici l’humanité! Nous voilà! Nous sommes plein du passé mais agissons, nous comportons, maintenant.
En anglais, pour dire « tourner un film », on dit « shoot a film »…. Un verbe évocateur et violent, une action qui part de la caméra vers le monde. Pour le philosophe Roland Barthes, on fait des images pour conserver une trace de la vie, une façon d’assumer la mort, sans l’assumer, de la comprendre. Vous reconnaissez vous dans cette analyse ?
Moi je ne « shoot » pas, je ne tire pas. Je ne percute rien. Je ne projette rien. Je presse juste le bouton de ma caméra. Avec de la vidéo ou du film, quand ça tourne, la caméra reçoit seulement ce qui vient à elle.
Oui, mais vous choisissez la réalité que vous avez choisie de « capturer »…
Oui, d’un autre côté, voyez-vous, à propos d’improvisation, je ne sais pas ce qui va advenir mais je réagis à la réalité devant moi. On pourrait comparer ça à du kung-fu. Je ne sais pas si le kung-fu est violent ou pas. Mais en tout cas, je réponds automatiquement à la réalité qui m’entoure, je réagis spontanément, sans vraiment y penser, avec ma caméra. On se confronte à la réalité et la réalité nous oblige à réagir. C’est comme une conversation. Quand on dit « Ah ! On a eu une belle conversation! », ça veut dire que c’était fluide, deux personnes se sont écoutées et répondues, de façon automatique. Voilà comment je filme: j’ai une conversation avec la réalité.
Votre conversation avec la réalité est décousue. Le montage de vos films paraît un peu chaotique, certaines séquences durant quelques secondes, les images se superposant. Ça passe à la vitesse de l’éclair, de brefs moments. Ce que vous faites est parfois très condensé.
Oui, ça reflète qui je suis, ce qui m’attire et comment je réagis avec tout mon être,. Mais ce chaos n’est pas violent, je pense. Je rejette la violence. Quand des gens se battent dans la rue, je passe mon chemin. Ça ne m’attire pas.
https://www.youtube.com/watch?v=XhmZ7C-oXDY
Dans le film As I was moving ahead I saw brief glimpses of beauty, vous dites au début du film que vous avez ordonné tous ses fragments de film, guidé par le hasard, « by chance ». Mais vous les assemblez de la sorte parce que vous êtes attiré par quelque chose…
Oui, il y a effectivement une raison pour laquelle je mets des fragments les uns à côté des autres. Mais une raison que j’ignore. Je fais ça sans y penser. Quand tu es dans la salle de montage, tu peux aussi penser, jouer avec les fragments. Tu as le pouvoir de créer quelque chose qui s’éloigne de ce que tu as originellement filmé, mais moi je ne veux pas faire ça. Mais je ne suis pas contre ceux qui le font., comme Godard. Chacun sa méthode. On a le droit.
Avec La naissance d’une nation qui compile 160 portraits de personnalités du monde du cinéma et de l’avant-garde de 1955 à 1996 mais aussi dans ce livre, votre sujet de prédilection semble être les gens, votre famille, vos amis. On peut rapprocher votre travail de celui d’un anthropologue…
Oui, d’une certaine façon. Mais je veux vous donner un exemple. Celui du film Jane en ce moment au cinéma. Jane a passé sa vie avec des chimpanzés et un jeune réalisateur anthropologue a décidé de filmer la relation entre Jane et les singes. Ça, c’est un vrai film d’anthropologue. Cependant, quand je l’ai regardé, je me suis rendu compte que c’était vraiment mis en scène. Jane « jouait » à l’anthropologue. Ça ressemblait à un film hollywoodien. Le souci, c’est que le réalisateur a projeté son idée. Moi, je n’ai rien à projeter. Je ne suis qu’un œil ouvert sur le monde. Alors quand les gens comparent ce que j’ai filmé d’Andy Warhol et ce que la télé a fait, ils se rendent bien compte que mon travail n’est pas mis en scène. Quand je filmais, je m’en foutais et il s’en foutait. Il n’y avait pas d’intention. Lorsque je filmais, je n’avais pas en tête l’idée de monter ou de revoir ses séquences.
Vous êtes partie prenante de ce « projet anthropologique », vous en êtes le sujet….
Oui, je n’allais pas rendre visite à quelqu’un pour le filmer. Les gens me demandent souvent pourquoi je n’ai pas filmé davantage Andy Warhol ou Dali. Et bien, je n’étais pas là pour enregistrer. J’étais là parce qu’on avait des choses à faire ensemble et parfois je sortais ma caméra et je filmais. En réalité, j’en suis venu à partager le résultat de mes expériences cinématographiques. Mais ce n’était pas mon intention première. C’est dans mon sang de filmer, comme je dois écrire, c’est qui je suis. Certains doivent fumer, boire, manger, moi je dois filmer.
A Dance with Fred Astaire, Jonas Mekas, 464 pages, 306 images, Anthology Editions, 48€
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