Hors cases, bricoleur et, inventeur, l’artiste touche-à-tout possède le talent fou de révéler le monde, grâce à ses drôles d’objets et machines à la lisière du vivant.
La première fois qu’on a rencontré Johann Le Guillerm, au début du millénaire, il faisait déjà figure d’homme à part. Formé au Cnac (Centre national des arts du cirque), il fonde en 1994 sa compagnie, Cirque ici, et crée un spectacle solo, Où ça ?, qui obtient le Grand Prix national du cirque et tourne pendant cinq ans.
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Et là, première rupture. Johann Le Guillerm part pour un tour du monde de dix-huit mois à la rencontre de populations, notamment handicapées, un état qu’il estime proche de l’activité circassienne : “Je cherchais à rencontrer plus généralement des microsociétés à codes particuliers générés par leur spécificité », explique-t-il dans le livre que lui consacrent Catherine Blondeau et Anne Quentin (Johann Le Guillerm à 360°, éditions Actes Sud, photos de Philippe Cibille).
« Or, dans notre société, le particulier est une forme de handicap, il est hors modes, hors normes, rien n’est fait pour lui. Et l’homme de cirque doit, lui, être impérativement hors normes, sinon il est dans l’incapacité de provoquer l’attroupement.”
On ne s’étonne donc pas qu’à son retour, l’une de ses premières inventions, La Motte, soit “une planète à portée de vue, issue d’un chantier que j’appelle les Circumambulatoires, une étude sur les différentes manières de faire le tour d’un ensemble à partir d’un chemin cyclique, une boucle qui enserre un noyau”.
Un atelier de recherche au Jardin d’agronomie tropicale
La Motte fait 2,5 mètres et elle est tout à la fois végétalisée et minérale. C’est un objet en mouvement dont le chemin suit le déploiement topographique de la totalité de sa surface. “La finalité, c’est d’en construire une de 12 mètres car c’est un millionième de la Terre. Aujourd’hui, il n’y a que les cosmonautes qui ont la capacité d’avoir cette vue sur la Terre.” Comme quoi, partir du point n’empêche pas de voir grand.
Quand on le retrouve, quinze ans plus tard, au Jardin d’agronomie tropicale, en bordure du bois de Vincennes, où il a installé son atelier de recherche, son propos n’a pas changé, il s’est juste aiguisé. On avait en mémoire son axe de recherche, appelé Attraction, qui part de la figure du point pour explorer le monde visible en jouant sur la multitude des points de vue.
“Vers 2002, j’ai commencé un observatoire autour du minimal en me disant que si j’arrivais à comprendre de quoi était fait pas grand-chose, je retrouverais forcément ce minimal dans n’importe quelle chose plus complexe. J’avais le désir de faire un point sur mes croyances et connaissances à partir de mon propre point de vue et sans passer par la connaissance établie.”
En observant le point, il réalise que ce qu’il voit lui cache toujours quelque chose qu’il ne voit pas “parce que c’est caché par ce que je vois. C’est dû à notre nature physique qui est faite d’un regard frontal. L’homme, depuis toujours, ne regarde que la moitié des choses et moi qui m’intéresse à regarder pas grand-chose, je veux le regarder entièrement. »
« J’ai imaginé que c’était le chemin des alchimistes d’une époque »
« J’ai commencé à changer mes modes de perception en tournant autour des choses, en les tournant, en confrontant mon point de vue avec quelqu’un qui se trouvait à l’opposé du mien, ou à m’introduire à l’intérieur des choses avec le regard explosif du ressenti. »
« Alors, j’ai rencontré la mathématique, la géométrie, la topographie, la philosophie, pas par le biais de la connaissance, mais par l’observation. J’ai imaginé que c’était le chemin des alchimistes d’une époque, avant que l’homme ne fragmente le monde en spécialités différenciées.”
Quand il sort de son laboratoire de recherche, ses découvertes nourrissent en 2003 son spectacle Secret, dont on peut voir aujourd’hui une version renouvelée et augmentée, Secret (temps 2) : “Je le travaille en mutation. La prochaine version sera pour 2020 et suit toujours le même modèle : la moitié du spectacle se renouvelle complètement, un quart reste identique au précédent spectacle et un quart à celui qui l’avait précédé.”
Mais les titres sont parfois trompeurs et le public pourrait s’imaginer qu’il a déjà vu le spectacle. Alors, l’opus 3 de Secret change de titre, mais en apparence seulement. Encore une fois, c’est une question de point de vue : “Il s’appellera Tercer, c’est un verbe qui signifie labourer la terre pour la troisième fois. Et puis, on peut aussi entendre secret à l’envers !”
Une réduction de l’essence du cirque à sa phénoménologie
On dit souvent qu’un artiste poursuit la même recherche d’œuvre en œuvre, mais chaque titre mettant l’accent sur sa pluralité, ils masquent sa singularité et son unicité. Rien de tel chez Johann Le Guillerm, qui réduit, comme on le fait en cuisine, l’essence du cirque à sa phénoménologie.
“Je ne me définis plus comme circassien, mais comme praticien de l’espace des points de vue. Pour moi, le cirque est essentiellement lié à l’espace, au fait qu’on ne puisse rien cacher derrière. C’est l’espace naturel de l’attroupement. Le fait de montrer quelque chose de particulier génère l’attroupement, parce que l’homme est curieux. Si on ne l’empêche pas d’aller derrière, l’attroupement se forme autour de quelque chose. »
« Ce qui est attractif, c’est ce qu’on n’a pas l’habitude de voir. Ce qui ne se fait pas, ne se fait plus ou ne s’est jamais fait. C’est ce qu’on utilise au cirque et qui s’y est toujours fait, ce que j’appelle les pratiques minoritaires. Aujourd’hui, ce qui m’intéresse, c’est de montrer des pratiques minoritaires non conventionnelles en quittant les pratiques traditionnelles, ou plutôt en allant dans une direction autre.”
Une structure spectaculaire, bientôt présentée au Louvre d’Abu Dhabi
A Nantes, la saison dernière, le public s’est immergé dans Attraction un an durant sous la forme de spectacles et d’installations déployant tout l’éventail des inventions d’un bricoleur qui, à l’instar de Gepetto, donne vie à l’inanimé. En faire l’inventaire donne la mesure de l’étendue du monde concentrée en un point (les Imaginographes) et permet d’expérimenter la capacité du langage poétique à dévoiler l’invisible (les Imperceptibles, ces merveilleuses machines au mouvement invisible mais réel, produit par la buée, le gonflement de pois chiche ou la pousse d’une citrouille) ou à habiter le paysage (les Architextures).
Construction spectaculaire, la Transumante sera présentée au Louvre d’Abu Dhabi en décembre et atteindra les 300 mètres. Monumentale et en mouvement, cette performance architecturale donne à voir la construction de 160 carrelets de bois réalisée par une dizaine de manipulateurs.
https://www.youtube.com/watch?v=Dnymyp7XK0Q
“On fait un maillage suspendu. Une fois construit, on commence à désenchevêtrer quelques bâtons à une extrémité pour les rapporter à l’autre bout. Si bien que la forme se dégonfle et se regonfle dans un même mouvement et circule dans l’espace urbain. C’est une sorte de fluide solide qui se déplace et peut, par exemple, traverser un arbre, monter sur une terrasse.”
Son prochain projet, une fois n’est pas coutume, prendra la forme d’un duo et sera créé en avril 2019 au Channel – Scène nationale de Calais : “Je prépare un duo culinaire avec un chef cuisinier, Alexandre Gauthier, qui a un restaurant, La Grenouillère à La Madelaine-sous-Montreuil. Dans ce repas fétiché, on va manger des idées. On va manger une nourriture qui aura une esthétique, un goût, mais aussi quelque chose qui sera au niveau du concept, quelque chose qui n’a pas de goût mais qui peut certainement ajouter quelque chose au fait d’ingurgiter un ensemble. »
« On va mettre cet ensemble à l’intérieur de nous, une partie de cette chose est matérielle et va se retrouver dans le ventre ; une autre partie va se retrouver dans la tête. Il se trouve que ces deux endroits sont à l’opposé des terminaisons de la colonne vertébrale et il pourrait se créer un lien entre le ventre et l’esprit à travers la colonne vertébrale qui tient l’être.” Le point sur les papilles ne fait que commencer.
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