Les nouveaux ouvrages des philosophes Joëlle Zask et Guillaume Le Blanc, chacun à leur manière, nous apprennent à mieux voir et recueillir les émotions que nous procurent les œuvres d’art.
En contemplant, au hasard des expositions du moment, une sculpture de Brancusi au Centre Pompidou, une toile de David Hockney au musée des Beaux-Arts de Rouen, une vidéo de Mohamed Bourouissa au Palais de Tokyo, une sculpture textile de Jeanne Vicérial à la Triennale de Nîmes, une installation de Kimsooja et des figurines de Peter Fischli et David Weiss à la Bourse du Commerce, une photo de Valérie Jouve à la galerie Xippas, ou encore un monochrome de Robert Ryman au musée de l’Orangerie, l’admiration s’impose comme un affect, dont la philosophe Joëlle Zask observe qu’il reste souvent absent des manuels de vertu dans notre culture générale : “C’est un sentiment très largement partagé, mais dont on parle peu”, écrit-elle dans son nouvel essai, Admirer.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
S’il existait davantage d’espaces publics où exprimer notre admiration, notre vie et notre société seraient meilleures, suggère-t-elle en vraie admiratrice de l’admiration. Car, sous son effet, nous nous décentrons par rapport à nos préoccupations habituelles, nous évacuons l’individualisme en nous, comme le pensait déjà le philosophe américain Emerson.
L’admiration nous dispose à accueillir ce qui nous surprend, amplifie notre puissance de penser et d’agir. Joëlle Zask note d’ailleurs que “les personnes fort imbues d’elles-mêmes sont incapables d’admiration”, restent étrangères à “une expérience d’altérité radicale, d’oubli de soi et d’ouverture sur un monde étonnamment singulier, dont la découverte via l’influence qu’il exerce sur nous est, paradoxalement, la condition de notre individuation”. Distincte de l’idolâtrie, dépassant le seul cadre de l’expérience esthétique (admirer un·e ami·e, un·e professeur·e…), l’admiration protège de l’indifférence, de l’humiliation ou de l’envie. Loin d’être donc anecdotique par rapport à d’autres sujets plus sérieux, cette question “sous-tend les relations sociales les plus nécessaires aux modes de vie démocratiques”.
Oser admirer, et “oser pleurer” aussi, comme l’y invite un autre philosophe, Guillaume Le Blanc, dans son nouveau livre. Se demandant notamment “pourquoi on pleure au cinéma”, l’auteur observe que tout·e destinataire d’une œuvre d’art “n’est autre que le pleureur ou la pleureuse”. Car “être ému, c’est être arraché à soi et se sentir porté par un mouvement qui nous fait goûter à une autre vie”. Les œuvres d’art “nous placent en état de pleureurs potentiels car elles nous confrontent dans un temps délimité à des expériences indispensables à une existence”. Admirer et pleurer, ce serait ainsi l’horizon de toute expérience esthétique assumant, contre l’idée reçue d’un esprit naïf débordé par ses propres émotions, la puissance d’un saisissement grâce auquel l’existence s’intensifie.
Joëlle Zask, Admirer : Éloge d’un sentiment qui nous fait grandir, Premier parallèle, 186 p, 16 euros.
Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel, 270 p, 17,90 euros.
Édito initialement paru dans la newsletter Arts & Scènes du 8 avril 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
{"type":"Banniere-Basse"}