Grâce à ses planches absurdes et cyniques, le dessinateur espagnol Joan Cornellà est devenu une star des réseaux sociaux. Entre satire de notre époque, barres de rire et cruauté, son œuvre est parfaitement ancrée dans son temps.
Un couple souriant tenant une perche à selfie avec un flingue braqué sur eux au bout, un homme sans bras portant un t-shirt « Free Hugs », une femme avec des testicules à la place de la poitrine se prenant en photo sur la plage… Ces aberrations, ces non-sens, ces malaises sont l’œuvre de Joan Cornellà. Le dessinateur espagnol, actuellement exposé à Paris à la Arts Factory, a acquis une renommée mondiale grâce à ses dessins absurdes mais bourrés de sen : 4,6 millions de fans sur Facebook, 1,5 millions abonnés Instagram et 296 000 followers Twitter.
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Il suffit de mettre les pieds à l’exposition parisienne pour comprendre tout de suite l’engouement. Le public rit, réfléchit, essaie de comprendre, semble interloqué ou dubitatif… Les planches de Cornellà suscitent diverses réactions, mais en suscitent toujours. Ce sont bien souvent nos obsessions et notre hypocrisie qui sont pointées du doigt. Ces mini-histoires nous mettent face à nos propres travers, à ce à quoi nos sociétés occidentales pourraient bien ressembler sans le contrat moral qui les guide.
La dictature du beau
Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour coller à la norme ? Pour cette femme seule qui regarde avec envie et tristesse les couples heureux, ça sera jusqu’à se couper en deux pour que ses deux moitiés se tiennent par la main. Pour cet homme difforme fantasmant sur les photos de gens beaux qu’il voit sur son portable, ça sera de se faire greffer un téléphone à la place de la tête. Pour ce sexagénaire désireux d’avoir la nouvelle coiffure blonde à la mode, ça sera de mettre feu à son crâne. La dictature du beau et du bonheur aseptisé en prennent plein la gueule. Et toujours sans texte.
Mais Joan Cornellà sait se faire plus léger. Le rire n’est jamais loin, et c’est bien souvent via une absurdité totale qu’il parvient à le provoquer.
La réaction face à la détresse aussi l’inspire. Lorsque ses personnages se trouvent dans des situations d’urgence, celui qui intervient a toujours la mauvaise idée. Soit il empire la situation pour régler le problème…
…soit il règle un problème inexistant. Dans tous les cas, celui qui a besoin d’aide est toujours heureux à la fin.
Dégommer les sourires
Au site Artparasites, il expliquait : « La plupart des publicités que j’ai pu voir à la télévision durant ma vie montrent des gens heureux avec un visage souriant et qui pourraient être heureux peu importe la situation. Mes personnages sont comme des automates. Le genre d’automates que l’on voit dans les publicités à la télévision. On peut voir beaucoup d’automates souriant avec des poses forcées chez les acteurs, les politiciens, les célébrités de toutes sortes. Je trouve hilarant ces visages heureux et cyniques. Ils peuvent être battus ou insultés, mais il n’arrêteront jamais de sourire. »
De fausses happy-end hilarantes, et qui illustrent bien le côté pompier pyromane de notre époque. L’œuvre trash de Joan Cornellà est cruelle, se met en scène dans un environnement banal, quotidien. « Je ne suis pas sûr de mes limites, continue-t-il sur Artparasites, non sans ironie. Mais je suis sûr que je ne dessinerai jamais un écureuil en train de parler. Et je ne dessinerai jamais une personne en train de blasphémer, de forniquer, de commettre un adultère ou de tomber du côté obscur. Je suis une personne très droite. »
Un succès grâce au strict minimum
D’abord reconnu en tant que dessinateur grâce à son travail dans la revue satirique espagnole Jueves, qu’il quitte en 2012, le natif de Barcelone, 36 ans, est parvenu à fédérer une solide communauté web en très peu de temps. Le tout sans blabla, sans promo ou presque (il ne donne que de très rares interviews), et sans l’arme ultime des artistes en recherches de fric : le financement participatif. Plutôt grâce à un format redoutable : une planche de six cases, pas plus, des dessins simplistes, beaucoup d’éléments récurrents (le feu, les exhibitionnistes, les SDF…), et une productivité élevée. Efficace sur les réseaux.
Grand amateur de Robert Crump et de Daniel Clowes, passé par les Beaux-Arts, le dessinateur parvient désormais à auto-publier ses albums. Le dernier en date, Mozo, est certainement le plus pléthorique de tous. Le constat y est amer, l’homme blanc ridicule, et le rire plus franc que jaune. Tout comme l’exposition qui se tient jusqu’à la fin du mois d’août à la Art Factory et qu’on ne peut que vous conseiller d’aller explorer. Attention toutefois à l’effet miroir.
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