[Le monde de demain #33] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera à la sortie de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, le chorégraphe Jérôme Bel : très engagé contre le réchauffement climatique, il a cessé depuis quelques années de partir en tournée autrement que par le train, quand il ne transmet pas ses spectacles à distance à d’autres interprètes et chorégraphes aux quatre coins du globe. Lorsque le confinement a été annoncé, il démarrait un projet pour le Centre Pompidou, à Shanghai. Depuis Paris, il nous raconte son pessimisme quant à sa vision du monde d’après.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 29 : Le monde de demain, selon Thomas Hirschhorn
>> Episode 30 : Le monde de demain, selon Didier Fassin
>> Episode 31 : Le monde de demain, selon Kirill Serebrennikov
>> Episode 32 : Santiago Amigorena : “Je ne crois pas que cette crise marquera notre civilisation”
Avez-vous l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Jérôme Bel – Absolument. Il n’y a pas de précédent, aucune référence ne nous permet de savoir ce qu‘il va se passer… C’est sidérant et effrayant. J’ai passé les dix premiers jours du confinement tétanisé, je ne pouvais faire autre chose que de penser à ça, de lire des choses à ce propos… Impossible de travailler, de lire ou de regarder un film.
Etes-vous confiant quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
Depuis le début de cette affaire, il y a trop de contradictions et de mensonges. C‘est intolérable. J’ai la très désagréable sensation que, dans ses allocutions, Emmanuel Macron prend les gens à qui il s’adresse pour des idiots. Non, je ne suis pas confiant.
Lorsque le confinement a commencé, étiez-vous en tournée, en création, en répétition de spectacle ? Et quelles sont les conséquences de cette pandémie pour votre activité depuis mi-mars ?
Je m’étais mis en confinement quelques jours avant l’annonce. En effet, je travaille depuis un mois sur un projet pour le Centre Pompidou de Shanghai, et j’avais commencé à travailler en visio-conférence avec la danseuse et chorégraphe Xiao Ke qui était, elle, en confinement. Elle me racontait comment cela se passait au quotidien. Puis j’ai parlé avec des ami·es italien·nes et j’ai compris que c’était la seule manière de se protéger et de protéger les autres. Sinon, bien sûr, de nombreux spectacles ont été annulés, mais je n’y pense pas beaucoup. Car je ne vais presque plus jamais en tournée avec mes spectacles. Cela me prend trop de temps, je préfère utiliser mon énergie et mon temps pour réfléchir à de nouveaux spectacles.
Avant même cette crise sanitaire, vous aviez choisi de ne plus prendre l’avion pour tourner vos spectacles, de même que vos danseurs, préférant transmettre vos chorégraphies à distance à d’autres danseurs. De quand date votre décision et qu’est-ce qui l’a motivée ?
En 2007, j’étais dans un avion allant de Melbourne à Paris. Nous venions de jouer The Show Must Go On (2001). Et dans un des journaux offerts à bord, j’ai lu un article disant qu’à cause du réchauffement de la planète, il était important que tout le monde réduise son empreinte carbone. Dans l’avion avec moi, il y avait les vingt danseur·ses de la compagnie.
C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée qu’à partir de ce jour, nous ne voyagerions plus avec toute la compagnie, mais, qu’à la place, j’enverrai seulement deux de ces danseur·ses pour qu’iels remontent la pièce à l’étranger avec des danseur·es de ces pays-là. Ce fut ma première action en matière d’écologie. Je suis végétarien depuis longtemps, mais ce n’est que des années plus tard que j’ai appris que mon régime était vertueux en matière d’écologie. Il en va de même pour mes spectacles et de mon esthétique en général, qui sont une critique du consumérisme et de son corollaire, le capitalisme, et jamais ne produisent d’objets comme de nouveaux costumes ou de scénographie très polluants.
En 2014, une programmatrice d’un théâtre parisien m’avait parlé d’un spectacle sur l’écologie qu’elle avait invité. Enthousiasmé par la nouvelle, je lui avais demandé d’où venait cette compagnie. Elle m’avait répondu qu’elle venait d’Australie… A ce moment précis, quelque chose s’est fissuré en moi : comment peut-on exprimer une chose de façon artistique tout en produisant exactement son contraire ?
Récemment, en février 2019, j’étais dans mon appartement à Paris. J’y ajustais le chauffage afin d’économiser autant d’énergie que possible pour réduire mon empreinte carbone. Et soudain, j’ai réalisé qu’au même moment, deux de mes assistant·es étaient dans un avion revenant de Hong-Kong, où iels venaient de remonter la pièce Gala avec des danseur·ses locaux et locales. Par ailleurs, deux autres assistante·s étaient dans un autre avion à destination de Lima, afin d’y remonter la même pièce. Je me suis alors dit que j’étais un hypocrite qui se mentait à lui-même. Je suis tombé dans une grave dépression pendant plusieurs semaines, jusqu’à arriver à la conclusion que mon travail ne pouvait pas continuer à polluer ainsi, et j’ai décidé que ni moi ni la compagnie ne prendrions plus l’avion.
Cela a provoqué un choc parmi mes collaborateur·trices, mais nous nous sommes calmé·es et avons commencé à réfléchir à comment il était possible de travailler sans prendre l’avion. A l’époque, je commençais les répétitions de la pièce Isadora Duncan, à Paris, avec la danseuse française Elisabeth Schwartz. J’ai eu l’idée de faire une autre version de la pièce à New York, avec une autre danseuse duncanienne que j’avais repérée sur Internet, Catherine Gallant. Il y aurait donc deux versions de la pièce : une qui tournerait en Europe, et une autre dans le nord-est des Etats-Unis. Toutes deux ne voyageant qu‘en train.
Pour les autres spectacles les plus demandés à l’étranger, tels que The show must go on et Gala, nous travaillons avec des chorégraphes habitant dans les villes qui invitent ces pièces (Taipei, Buenos Aires, Miami, etc.), afin qu’iels puissent les mettre en scène à partir des transcriptions, des vidéos et de répétitions en téléconférence.
J’envisage d’autres procédures, par exemple le fait de travailler sur des partitions qui me permettraient, je l’espère, de ne plus rencontrer du tout les danseur.ses. Je cherche à trouver des solutions en phase avec le moment historique et dramatique qui est le nôtre, afin de lutter contre le réchauffement climatique.
Le milieu chorégraphique est malheureusement complètement coincé dans le système de mondialisation extrême prévalant dans la soi-disant « danse contemporaine », lequel produit une épouvantable empreinte carbone. Je pense, hélas, que la plupart des personnes que je connais qui ont une position dominante dans le champ chorégraphique – en tant qu’artistes ou directeur·trices de théâtre ou de festival -, qui ont mon âge (la cinquantaine), ou plus, ne changeront rien. Ils sont prisonniers d’un système qu’ils ne veulent pas remettre en question.
C’est assez insupportable car iels tiennent des discours écologiques, signent des pétitions parce qu’iels sont connu·es… sans produire aucune action. Ils ne sont pas du tout différents des politicien·nes actuel·les. Personne n’est prêt à perdre le moindre de ses privilèges alors que la catastrophe est imminente. Il n’y a qu’à voir les températures que nous avons connues l’été dernier. A Paris, c’était un cauchemar. Il me semble que c’est précisément ce système qu’il faut déconstruire et réformer. Par exemple, il y a une salle de concert au Danemark, à Helsingor, qui invite uniquement des orchestres et des musicien·nes qui accepteront de voyager en train.
Sur votre photo de profil de Facebook, vous avez mis un portrait de Greta Thunberg. Vous faites plus confiance à la jeunesse ?
Je ressens beaucoup plus d’énergie chez les plus jeunes, qui n’ont rien à perdre et qui, je pense, sont prêts à inventer de nouvelles méthodes de travail. Depuis que j’ai rendu public mon engagement écologique, de nombreuses personnes prennent contact avec moi sur les réseaux sociaux pour me faire part de leurs situations et de leurs actions. Heureusement ! Ces jeunes me redonnent un peu d’espoir car je n’attends pas grand-chose de ma génération.
Un jour, je me suis rendu en train à Vienne pour assister à un spectacle. Il n’était pas très intéressant, donc j’ai commencé à « calculer » l’empreinte carbone de la représentation qui se déroulait sous mes yeux : le nombre de danseurs sur scène, leurs voyages intercontinentaux pour venir à Vienne, les costumes, le décor, le nombre de techniciens en régie, etc. Et, en fait, je me suis rendu compte que je regardais l’enfer : je regardais la fonte des glaces, je regardais les tempêtes violentes ravageant les habitations, les incendies et subséquemment les millions de réfugié·es climatiques qui allaient avoir une vie misérable – sinon périr purement et simplement… -, les régimes autoritaires élus dans nos démocraties libérales afin d’empêcher l’afflux de ces mêmes réfugié·es, etc., etc.
En fait, je me suis aperçu qu’il y avait tout à coup un nouveau paradigme dans mon jugement esthétique : si un spectacle auquel j‘assiste ne prend pas en compte la question de l’écologie dans sa réalisation, en faisant comme si de rien n’était (trop de costumes, trop d’objets, trop de décors, trop de voyages, etc.), il ne me donne pas de plaisir, je le trouve mauvais. Je ne vais donc plus voir les spectacles calibrés pour les tournées internationales – à la place, je vais voir les œuvres des jeunes gens qui travaillent dans ma zone géographique.
Comme Greta Thunberg, qui a commencé la grève de l’école, je fais la grève des spectacles et des compagnies de danse qui continuent de polluer ! Comment puis-je faire confiance à un·e chorégraphe, un·e metteur·e en scène, une compagnie de danse ou de théâtre qui contribue au réchauffement climatique ? Ce sont des gens qui ne pensent pas le monde, qui ne voient pas ce qui se passe. Comment leurs spectacles peuvent-ils avoir une quelconque valeur ? Je parle là des pratiques de mon milieu. J’ai bien conscience qu’il faut aller bien plus loin, politiser le problème autant que cela se peut. J’ai conscience que ces décisions sont plus symboliques qu’autre chose, mais que fait l’art sinon produire du symbolique ? En même temps, depuis que j’ai rendu publiques ces décisions, je suis hypersollicité pour des interviews sur le réchauffement climatique dans différents médias. Je profite ainsi de ma reconnaissance artistique pour porter la bonne parole hors du champ artistique.
On sait que la dernière Conférence de Madrid en 2019 sur les changements climatiques s’est terminée de façon désastreuse, n’entérinant aucun changement majeur. Peut-on imaginer, rêver ou penser qu’après la pandémie du Covid 19, le monde (de la finance, des affaires…) va réellement modifier ses façons d’agir ?
Je pense qu’il ne va rien se passer de réellement déterminant dans l’action contre le réchauffement climatique. Je crois qu’il ne se passera quelque chose que quand un événement extrêmement grave arrivera, et qu il s’agira d’une question de vie ou de mort, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui pour la majeure partie d’entre nous. Je dirais qu’il faudra quelque chose de beaucoup plus spectaculaire et dramatique. Hélas.
Avez-vous peur de la maladie, sur laquelle on entend des choses très contradictoires ?
Non, je n’ai pas peur, je ne comprends pas pourquoi d’ailleurs. Je crois sans doute que je suis en bonne santé, pas assez âgé pour en mourir si je venais à être contaminé. Pourtant, la mort par insuffisance respiratoire est une mort atroce, on meurt en s’étouffant soi-même… C’est quelque chose d’épouvantable, d’une violence inouïe. Je vois le nombre des morts et pourtant, par je ne sais quel mystère ou défense inconsciente, je n ‘ai pas peur. Ce n’est pas du tout rationnel.
Est-ce que la nouvelle disposition de votre temps qu’impose le confinement ouvre pour vous des possibilités nouvelles ? Que faites-vous en ce moment ?
Non, mon quotidien n’a pas beaucoup changé avec le confinement : j’ai déjà l’habitude de travailler beaucoup, chez moi, seul, sur mon ordinateur. Mais avant le confinement, le soir, je sortais voir des spectacles avec des amie·s et des collègues. Cet équilibre que j’avais donc construit entre travail solitaire et sociabilité artistique et amicale est rompu en ce moment.
Pour l’instant, je n’entrevois pas de possibilités nouvelles, car cela fait maintenant un an que je réfléchis à des manières de travailler sans que je doive rencontrer les gens avec qui je collabore. Disons que je suis en train de les mettre à l’épreuve, car soudainement les curateur·trices sont intéressé·es de travailler avec moi en raison du confinement actuel.
Finalement, je travaille beaucoup plus depuis le confinement. Je dois répondre à beaucoup de sollicitations, d‘interviews comme celle-ci, j’ai des textes à écrire. Je discute aussi beaucoup avec mes pairs sur le futur : on se dit que l’on ne peut plus continuer à travailler comme on l’a fait jusqu’à maintenant, qu’il y a des choses à changer. Je pense que la situation va être plus difficile, qu’il va falloir se serrer les coudes.
Pensez-vous que cette crise est un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde avant ? Qu’on entre dans une nouvelle séquence ?
Je ne crois pas que cet événement va changer grand-chose, comme je le disais plus haut. Malheureusement. Ce serait évidemment prodigieux qu’on en finisse avec l’ultralibéralisme et ses dérégulations, qui prévalent dans notre modèle de surconsommation et de surproduction et qui nous conduisent tout droit au désastre.
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
C’est à espérer, mais vu que pour l’instant nous avançons complètement à tâtons, il me semble que c’est bien trop tôt pour savoir lesquels. Cependant, on entend de plus en plus parler dans la sphère publique de l’idée de dé-mondialisation, du fait que tout le monde s’est soudainement aperçu que le pays avait tellement délocalisé que de nombreux produits pouvaient tout à coup être inaccessibles. Le sociologue Bruno Latour expose cette thèse de la dé-mondialisation dans son excellent livre, Où Atterrir ? (éd. La Découverte).
Mais on entend aussi dans la presse les injonctions des “carbo-fascistes” théorisés par le philosophe Mark Alizart. Il est probable que nous assistions (et prenions part) à l’affrontement entre ces deux factions.
Comment imaginez-vous le monde d’après ?
Dur, très dur.
Qu’en espérez-vous ?
Je ne sais pas, tout est si confus. Je viens de revoir Le Camion, un film de Marguerite Duras que j’adore. A un moment, elle dit : “Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique.” Ces mots ont résonné en moi de manière nouvelle en cette période d‘angoisse mondiale. Après tout, ce n’est pas si grave que le monde disparaisse, au fond. Mais ce qui est insupportable, c’est la souffrance et la désolation incommensurable que cette disparition prévisible va produire. Ça, c‘est encore insurpassable pour moi.
Propos recueillis par Fabienne Arvers
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