Rencontre et portrait de l’homme qui a déstabilisé Manuel Valls chez Ruquier, et qui s’impose comme le nouveau maître de l’humour noir avec son one man show, Vends 2 pièces à Beyrouth.
Le bruit des bombes monte en intensité. Elles sifflent et explosent, faisant trembler le sol du Trianon. Les spectateurs retiennent leur souffle. Quand soudain un homme surgit de l’obscurité de la scène dans une ultime déflagration. Survolté, il soulève littéralement un public chauffé à blanc – et un peu soulagé qu’il ait rompu l’ambiance anxiogène volontairement installée. Ainsi débute le one man show corrosif de Jérémy Ferrari sur la guerre et le terrorisme, Vends 2 pièces à Beyrouth : une heure et demi d’humour noir et d’impertinence radicale. Fusillade du Bataclan, traque des frères Kouachi, conflit israélo-palestinien, recrutement de Daesh… Le trentenaire aux faux airs de Tony Stark s’attaque aux sujets les plus générateurs de tensions pour mieux les subvertir par le rire.
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Politiquement incorrect
Politiquement incorrect, Jérémy Ferrari l’est jusque dans ses interventions médiatiques. Le 16 janvier sur le plateau d’On n’est pas couché, il bouscule Manuel Valls en l’interpellant sur la politique internationale de la France et la présence d’Ali Bongo à la marche du 11 janvier. La passe d’arme ira jusqu’à provoquer un incident diplomatique avec le Gabon.
C’est autour d’un thé au miel et d’un jus d’orange que Jérémy Ferrari nous reçoit, un lundi matin ensoleillé, dans un café du XVIIe arrondissement de Paris. Les traits tirés, le teint pâle, le jeune homme fait le plein de vitamines C. Depuis ses premiers pas dans le théâtre, il ne manque pourtant pas d’énergie. A quinze ans, quand il s’inscrit aux cours de l’école Ludus du théâtre de Charleville-Mézières, son directeur, Bruno Nion, détecte chez lui “un talent certain, mais surtout une volonté et une énergie très fortes : il avait de l’ambition et de l’idée”.
« Il était rétif à la hiérarchie »
Quinze ans plus tard, le professeur à la Sorbonne Jean-Antoine Duprat, qui a dispensé des cours d’histoire et des conseils de lecture à l’humoriste pour l’écriture de son spectacle ces deux dernières années, fait un constat similaire : “Il a l’esprit bouillonnant, et se documente beaucoup en amont de ses sketchs. C’est typiquement un hyperactif”.
Ce tempérament l’a conduit à déserter dès la seconde les bancs du lycée pour se consacrer entièrement au théâtre, où il se sent beaucoup plus à l’aise. “Il faisait partie de ces intelligences non adaptées au monde scolaire actuel, se souvient Bruno Nion. Il était rétif à la hiérarchie, ne supportait pas d’être enfermé. Il a toujours eu envie de s’exprimer”.
A seize ans, il fait déjà des “one” dans des bals et des maisons de retraite. Pourquoi cette prédilection pour le solo sur scène ? L’intéressé évoque sa fascination pour le sketch du Scrabble de Pierre Palmade. Bruno Nion, qui l’a épaulé à l’époque en lui donnant des cours particuliers, se souvient que le jeune comédien était très tôt formel : “A 16 ans, il m’a dit qu’il voulait les applaudissements et les sifflets pour lui seul.”
« Desproges m’a tué de rire »
Dès le départ, il fait de l’humour noir sa marque de fabrique. Desproges, qu’il découvre en K7, est déterminant : “Desproges lui a révélé qu’il était possible de faire ce qu’il fait aujourd’hui”, explique Bruno Nion. Après un « one » sur les religions qui a déjà marqué les esprits (Hallelujah Bordel), le style Ferrari détonne en ce moment au Trianon, et il s’apprête à faire le tour de la France (plusieurs dates à l’Olympia ont été ajoutées les 4, 5, 7, 8, 9 et 10 juin). Explosions de rire garanties.
D’où vient ton goût pour la comédie, la représentation ?
Jérémy Ferrari – J’étais nul à l’école, je n’étais pas très à l’aise avec les autres élèves, j’étais timide, je ne plaisais pas trop aux nanas. Même au foot j’étais nul. Mais quand j’ai commencé le théâtre en primaire, j’ai senti que dans ce domaine j’étais plus rapide que les autres. J’ai creusé ça, c’était ma manière de trouver ma place.
J’ai choisi le « one », parce qu’un jour je suis tombé sur le sketch du Scrabble de Pierre Palmade, et je me suis demandé comment ce mec faisait pour qu’on voit trois personnages alors qu’il était seul sur scène. Ça m’a subjugué. Ensuite j’ai vu Desproges, ça m’a tué de rire, j’étais par terre. Je me suis dit : je veux faire ça. J’ai commencé par écrire des trucs très mauvais, et à force de me planter j’ai trouvé mon style.
C’était comment tes débuts ?
Quand j’avais seize ans je faisais déjà des « one » dans des bals, des maisons de retraite. J’avais déjà envie de faire ça. Normalement pour entrer au cours Florent il faut être majeur, mais j’ai passé une audition et comme ils ont trouvé ça bien ils m’ont fait une dérogation. J’ai négocié avec mes parents pour qu’ils me laissent partir à Paris alors que j’étais mineur. J’ai arrêté les cours à ce moment-là. J’avais redoublé la troisième, j’étais parti pour redoubler la seconde, il fallait arrêter le massacre.
Depuis ton passage à On n’est pas couché, tu es devenu ‘l’homme qui a tenu tête à Manuel Valls’. Est-ce que tu t’attendais à ce que cette altercation suscite autant de réactions, jusqu’à provoquer une crise diplomatique ?
Absolument pas. Je lui ai juste posé une question, et il a confirmé mes soupçons. (Rires) Je ne comprends pas pourquoi ça génère tout ce tapage. Si ça fait autant d’histoire, c’est qu’on s´étonne de pouvoir parler simplement à un ministre. Je ne vois pas pourquoi. Je l’ai fait très spontanément car je n’étais pas d’accord avec ce qu’il disait. J’ai été respectueux. Je pense qu’il est tout à fait normal de pouvoir dire à son ministre qu’on n’est pas d’accord avec lui. On ne doit pas considérer les représentants de l’Etat comme des élites intouchables. Nous ne sommes pas en monarchie, et l’un des principes de la démocratie, c’est qu’on a le droit d’interpeller nos élus.
Quelque part, il est un peu tombé dans le piège que tu lui tendais sur Ali Bongo…
Il a été maladroit dans sa réponse, ce qui a généré une crise diplomatique. (Rires) Mais en même temps il l’a répété deux fois, ce qui prouve que ce n’était pas qu’une maladresse. Il a été déstabilisé parce qu’il est plus habitué à être en face de journalistes politiques qui parlent des détails, et qui se livrent à une joute intellectuelle avec lui, ce qui fait que tout est enrobé. Moi je ne suis pas un intellectuel, je lui ai donc parlé plus frontalement.
L’écho que cet épisode a eu s’explique aussi par le fait que ton opinion n’est pas isolée, et que tu représentes quelque part la crise de confiance entre citoyens et représentants politiques…
C’est aussi parce que ce que je dis est vrai. On se fait tirer dessus, et en réponse on nous sert une loi qui ne concerne personne, et un livre sur les plus beaux discours de Manuel Valls. C’est une blague ! [Il mime] « Des centaines de personnes meurent ? Je vais sortir un livre ». (Rires) Je trouvais ça absurde. J’ai l’impression qu’on prend les gens pour des cons, et ça m’énerve. Mais je ne suis pas un porte-parole, je ne vais pas m’élever face aux politiques perpétuellement. Quand j’ai un truc à dire je le dis c’est tout. Ça aurait pu être un boucher-charcutier, j’aurais dit la même chose.
L’une des particularités de ton spectacle, c’est qu’il résonne beaucoup avec l’actualité…
C’est pour cela qu’il était difficile de se taire. Je ne suis pas un spécialiste mais j’ai étudié la question de la guerre et du terrorisme, puisque c’était le thème de mon spectacle. Je ne partais pas du principe que j’avais raison quand j’ai interpellé Manuel Valls, mais se tromper n’est pas grave. Les gens devraient avoir d’avantage l’occasion de parler au gouvernement.
D’emblée tu commences par évoquer le Bataclan, et le risque de voir débarquer des terroristes à l’arrière de la salle. Le rire est-il une arme pour toi ?
Mon travail c’est de rendre les choses les plus horribles drôles. On a rarement connu une chose aussi terrible que ce qui s’est passé au Bataclan. En plus on est dans une salle de spectacle, les gens sont fouillés avant d’entrer, c’est un peu anxiogène. Parler directement des attentats désamorce l’angoisse, c’est très libérateur. C’est pour ça que les gens rient autant. Je ne pouvais pas faire autrement que d’en parler, et je ne pouvais pas être plus surprenant qu’en le faisant immédiatement. Le rire c’est de la surprise. Il faut toujours être surprenant.
Comment t’y es-tu pris pour écrire ce spectacle : tant sur les ONG que sur le terrorisme, tu sembles t’être beaucoup documenté…
J’ai travaillé avec un prof de la Sorbonne qui m’a guidé dans mes lectures. J’avais des cours, entre 5 et 10h par semaine. De mon côté j’ai contacté des soldats, j’ai publié un appel à témoignages sur Facebook et j’ai pu ainsi rencontrer des militaires. J’ai rencontré des gens, pour voir ce qu’ils avaient à dire de la guerre. Pour les ONG, on a fouillé les bilans comptables.
Tu as vraiment reçu une lettre de relance d’une ONG qui t’a mis la puce à l’oreille ?
Oui. J’ai d’abord reçu une enveloppe de CCFD-Terre solidaire avec une cuiller en bois. Je me suis dit, ça ressemble beaucoup à une autre enveloppe d’une autre ONG que j’ai reçue, où il y avait une seringue. Je me sui demandé s’ils n’avaient pas engagé la même boîte de com’. En fouillant, j’ai découvert que non seulement ils avaient la même boîte de com’, mais qu’elle bossait en fait pour 80 ONG. Rien que ça, ça me fait mourir de rire. Que cette boîte bosse pour 30 millions d’amis, la lutte contre le cholestérol et la lutte contre la faim, je trouve ça d’un cynisme… Ensuite j’ai vu qu’ils la payaient une fortune, et j’ai remonté le fil…
Le prof avec qui tu as travaillé t’a proposé des lectures très variées, y compris un essai sur le terrorisme écrit par Dominique Venner, un auteur nationaliste…
Je ne l’ai pas lu. Mais il ne faut rien exclure, à partir du moment où tu es bien dans tes baskets. Il faut savoir qui dit quoi sur tel sujet, pour être en mesure de répliquer. Ça me semble évident et logique. Si tu tombes dans le jugement, comment apprendre et se faire une idée ? C’est impossible. De la même manière que j’ai regardé les vidéos de Daesh, que j’ai téléchargé leur magazine, et que dès qu’ils sortent quelque chose, je vais le lire. C’est le même travail qu’un journaliste. De là à ce qu’un livre me fasse vriller, il y a de la marge.
Laurent Ruquier a dit lors de ton passage à On n’est pas couché qu’il avait l’impression de voir Daniel Balavoine face à François Mitterrand. Est-ce que comme Balavoine à l’époque tu trouves que les médias ne posent pas les bonnes questions aux politiques ?
Je pense que comme lui à son âge, je suis un jeune un peu en colère. J’ai l’impression d’entendre perpétuellement la même chose, et que rien ne change jamais, voire que ça empire. Quand tu les entends parler à la télévision, tu ne comprends pas ce qu’ils disent. On ne comprend rien à ce qu’ils racontent. J’ai l’impression qu’on se moque en permanence des gens simples. Et quand je dis ça je m’identifie à eux : mon père est agent de sécu, ma mère bosse dans un magasin d’alimentation. C’est énervant.
Ton spectacle alterne entre sketchs et instants plus sérieux, limite solennels. Est-ce que tu accepterais l’appellation d’ »artiste engagé »?
(Silence, il réfléchit) Je me méfie parce que je ne sais pas ce que ça veut dire. J’entends un peu ‘politique’ dans le mot ‘engagé’, or je ne suis pas engagé que sur la politique.
Tu vas aussi visiter des maisons d’arrêt pour parler à des prisonniers, et des écoles où tu parles aux jeunes… On dirait que tu es indissociablement comédien et citoyen.
Pour moi c’est effectivement indissociable. Le one man show est le métier le plus égocentrique de la terre : les gens payent pour t’écouter parler pendant deux heures. En retour, tu peux bien aller les défendre, les rencontrer. Tu ne peux pas être un bon humoriste si tu n’es pas en contact avec les gens. J’aime bien aller parler aux jeunes car j’ai arrêté les études très tôt, je me suis débrouillé tout seul… ça leur donne la pèche. Je leur dis : ‘si tu taffes et que tu ne lâches pas l’affaire, ça peut marcher’. Il faut juste ne pas se prendre au sérieux.
Dans les prisons les gars s’emmerdent. Ils sont enfermés, ils sont punis, ce n’est pas la peine d’en rajouter, de les oublier, de les déshumaniser. Dans ces maisons d’arrêt, il y a toutes sortes de peines. Tu ne sais pas qui a fait quoi. Personnellement je trouve ça enrichissant : tu as vingt mecs, certains sont peut-être des dealers, d’autres des tueurs, je ne sais pas, et je ne veux pas savoir. Même si c’est très dure, même si on est en colère, on ne résout pas la violence par la violence, ni la haine par la haine. C’est comme la peine de mort. On doit être plus intelligent.
A deux reprises tu tacles Sophia Aram dans ton spectacle. Est-ce totalement ironique, ou est-ce que Sophia Aram est un peu ton contre-modèle ?
Je parle d’elle parce qu’il faut citer quelqu’un. Mais je parle plus généralement des artistes qui se disent engagés et qui ne prennent finalement pas beaucoup de risques. Ils ne se servent pas bien de la place qu’on leur donne dans les médias. Je préfère quelqu’un qui assume de faire de l’humour léger, que quelqu’un qui se dit politique et qui ne dit pas grand-chose finalement. Je la vanne, mais j’aurais pu en citer d’autres.
Tu t’attaques surtout aux puissants. Peut-on aussi rire des pauvres, des migrants ?
Oui, si c’est fait avec le cœur. Je le fais d’ailleurs dans mes sketchs, et à la télé je me suis moqué de tout. Dans le spectacle je me moque même de mes parents : je dis presque que ma mère est une pute, et je les vanne parce qu’ils ont coulé le magasin. Mais l’humour est un art, ça se travaille.
Qu’as-tu pensé du dessin de Riss à ce propos, qui a déclenché une polémique car certains l’ont considéré comme ‘raciste’ ?
Quand c’est plus violent que drôle, ça me gêne un peu. Evidemment, le mec ne pense pas à mal en le faisant. Mais quel est le message ? Pourquoi le fait-il ? Est-ce très drôle ? A partir du moment où c’est gratuit et pas très drôle, ça me dérange. Le dessin avec le gamin, on se demande vraiment pourquoiil l’a fait. C’est ce qui me gêne un peu parfois avec Charlie. Veulent-ils seulement faire du bruit, ou être drôle ? Ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne pensent pas à mal.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Vends 2 pièces à Beyrouth, de Jérémy Ferrari, actuellement au Trianon (complet), et en tournée depuis le 2 janvier. Billetterie ici.
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