Trente ans après sa mort, Jean Genet reste l’une des plus grandes figures littéraires du scandale. Une touchante exposition au Mucem de Marseille, Jean Genet, l’échappée belle, revient sur son parcours erratique et déchiré, à partir de trois livres clé – Journal du voleur, Les Paravents et Un Captif amoureux. La vie d’un pur révolté.
Disparu il y a trente ans, le 15 avril 1986, Jean Genet incarne aujourd’hui encore la figure absolue de l’homme révolté. “Saint Genet”, disait de lui Jean-Paul Sartre dans un célèbre essai paru en 1952 analysant les vies marginales et radicales du “comédien et martyr”, et montrant que “le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés”.
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L’exposition que lui consacre, jusqu’au 18 juillet, le Mucem à Marseille, Jean Genet, l’échappée belle, s’attache aux traces d’une vie et d’une œuvre marquées, à vif, de l’empreinte méditerranéenne. Les rives de la Méditerranée furent cet espace pensé comme une hétérotopie (un “espace autre” disait Foucault) où il conquit sa liberté en même temps qu’il y imagina la révolte contre un monde qui ne voulait pas de lui.
Comme le soulignent les commissaires Albert Dichy et Emmanuelle Lambert, l’exposition “s’enracine dans ce territoire qu’il aimait plus que tout autre, la Méditerranée : point de fuite de l’Europe et ouverture sur l’Afrique et le Moyen-Orient”. Et de préciser : “Pôle magnétique de sa trajectoire, la Méditerranée offre à Genet la chance d’une ‘échappée belle’ ».
Cette échappée fut lourde et violente à conquérir : le parcours de l’exposition se propose précisément d’en rappeler les étapes successives, déployées autour de trois moments clés correspondant au triptyque fondamental de l’écrivain : Journal du voleur, Les Paravents et Un captif amoureux. Explorer le fil de la carrière littéraire de Jean Genet à partir de ces trois livres spécifiques revient à se rapprocher au plus près de ses propres errements et de son inscription mentale autant que son engagement physique dans l’espace méditerranéen.
L’homme qui marche
Ce qui relie au fond ces trois parties d’une vie et d’une carrière a un visage et un corps, figuré par le sculpteur et ami Giacometti : L’homme qui marche. La célèbre sculpture accueille d’emblée les visiteurs au fort Saint-Jean, comme pour poser le cadre d’un parcours et d’une exploration entièrement indexés à ce motif d’un homme fébrile, agile, seul, perdu, qui n’a que la marche comme moyen de survie, avec en ligne d’horizon l’espérance de la liberté.
“Placer la relation unique de Genet à Alberto Giacometti au cœur de l’exposition, c’est rappeler que les trois espaces de l’œuvre ici présentés, reflétant l’aventure du voleur, du dramaturge et du politique, ne sont articulés, nourris, reliés que par une relation profonde à l’art”, expliquent les commissaires.
“C’est en artiste et en poète que Genet traverse délinquance, théâtre, ghettos noirs d’Amérique et camps palestiniens de Jordanie et du Liban”. Jean Genet est cet homme qui, dès l’âge de treize ans, marche en rêvant d’un ailleurs, aux couleurs et aux sons de la Méditerranée, dont les rives sont la frontière d’une émancipation possible.
“Mon enfance a rêvé de palmiers”, écrit Genet. Mais avant de voir ces palmiers, Genet aura connu la rugosité et la froideur de la misère, de l’enfermement, de la maison de correction, de la prison, de la solitude irrémédiable. Le premier espace-temps de l’exposition, déployée autour du Journal du voleur, en rappelle la dureté implacable. Les lettres originales de la mère de Genet abandonnant son fils à l’Assistance publique constituent le moment inaugural du parcours.
Les années de fugue, d’errance, de vol, de désertion procèdent de cette scène primitive : toute la vie de Jean Genet se construit dans cette lutte sans merci contre les institutions totales, de l’Assistance publique à l’armée, du tribunal à la prison, où son œuvre littéraire trouve le lieu démoniaque de son éclosion.
“Une arme : la langue française”
Derrière les barreaux, Genet s’invente écrivain, à défaut de pouvoir être un homme libre et aimé. La solitude est son fardeau autant que la condition de sa condition d’artiste ; dans son Journal du voleur, il écrit, déchiré, déchirant : “quand j’étais valet de ferme, quand j’étais soldat, quand j’étais au département des enfants assistés, malgré l’amitié et quelquefois l’affection de mes maîtres, j’étais seul, rigoureusement”.
Dichy et Lambert soulignent que si Genet est “un délinquant, un homme sans attache, sans père ni mère, sans domicile ni patrie, sans feu ni lieu”, il possède néanmoins “une arme : la langue française”. Cette langue française, Genet la met en particulier au service du théâtre, à travers une pièce mythique, Les Paravents, écrite en 1961. Alors que Sartre vient de le statufier avec son Saint Genet, l’écrivain trouve avec cette pièce un nouveau mode d’écriture, oblique, par rapport à ses premiers ses textes, plus autobiographiques.
Après une autre pièce, Les Nègres (1959), il se frotte dans Les Paravents à la guerre d’Algérie. Roger Blin et Jean-Louis Barrault la mettent en scène au théâtre de l’Odéon en avril 1966 : mais le soir de la première, les légionnaires et militants du groupe d’extrême-droite Occident, parmi lesquels Jean-Marie Le Pen, défilent devant le théâtre. Le ministre de la Culture André Malraux défend la pièce mais Genet décidera alors d’échapper à la scène littéraire durant vingt-cinq ans.
L’exposition exhume les maquettes des costumes réalisées par André Acquart, les photographies de la création et des manifestations devant l’Odéon. Une page marquante de l’histoire culturelle hexagonale, où Genet, à nouveau, a l’allure d’un paria, de celui qui suscite le scandale.
Après le théâtre, voici venu le temps de la politique, mais non plus filtrée par l’écriture : la politique frontale, l’engagement en faveur de causes minoritaires et révolutionnaires, des Palestiniens aux Black Panthers américains.
Le troisième espace-temps de l’exposition s’attarde sur cette dernière séquence de la vie de Jean Genet, où il retrouve le goût de l’écriture dans la proximité des exclus du monde occidental, des hommes et femmes en lutte, de tous les révoltés de la terre. Cet engagement traverse son dernier livre, Un captif amoureux, dont le manuscrit, ici exposé, fut découvert dans sa chambre d’hôtel où il fut retrouvé mort.
Le visiteur tombe aussi sur des brochures du Black Panther Party, du Groupe d’Information sur les prisons et des photographies de Bruno Barbey (de l’agence Magnum) sur les camps palestiniens dans les années 1970… Genet fut, avec Leïla Shahid, dont un témoignage est ici consigné, l’un des premiers témoins occidentaux des massacres du camp de Sabra et Chatila à Beyrouth.
Cette dernière salle expose aussi l’un des rares entretiens filmés que Genet ait accordés dans sa vie : tourné en Grèce et dans la forêt de Rambouillet par le comédien Antoine Bourseiller en 1981, produit par Danièle Delorme, ce long entretien offre à Genet l’occasion de revenir sur les épisodes de sa vie abordées dans l’exposition, de la colonie pénitentiaire de Mettray à sa relation à Giacometti, de ses liens avec les Black Panthers à ses amitiés avec les Palestinens…
Une vie qui, en dépit de son chaos originel et de ses fêlures répétées, aura trouvé dans la révolte et la lumière du Sud la sève d’une pleine vitalité. Une échappée belle, comme le suggère cette juste exposition, qui nous rapproche sensiblement d’un exalté magnifique, qui aura compensé son absence d’attaches enfantines par l’attachement à l’écriture et aux cris des désoeuvrés, ses amis, ses frères.
Jean Genet, L’Échappée belle Jusqu’au 18 juillet 2016 Mucem, au fort Saint-Jean à Marseille
Le catalogue (Coédition Mucem / Gallimard) sous la direction d’Emmanuelle Lambert, avec des textes de Philippe Artières, Patrick Autréaux, Arno Bertina, Sonia Chiambretto, Albert Dichy, Emmanuel Pinto et Oliver Rohe, présente de nombreux documents inédits
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