En résidence au Palais de Tokyo, la performeuse londonienne Jamila Johnson-Small conçoit le corps comme une archive et privilégie l’indiscipline et la mobilité pour échapper aux classifications. Rencontre.
« C’est à la mode en ce moment de montrer des corps noirs et queer. Je m’en méfie car cela peut créer des conventions esthétiques autour de la visibilité. » Lors de notre entretien, Jamila Johnson-Small fait part de son trouble. Car il est vrai qu’il y a bien quelque chose dans l’air du temps. En France et en Europe, populations marginalisées, racisées et queer sont davantage représentées dans les médias et dans l’espace symbolique des musées, pour la plupart bien décidés à battre en brèche l’hégémonie patriarcale, hétéro et blanche.
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Un tournant de l’histoire ? Si l’attrait « cool » du phénomène se mute en prise de conscience, oui certainement. Mais Jamila Johnson-Small reste sur ses gardes. “ C’est étrange et parfois inconfortable de s’inscrire dans ce cadre, car il y a toujours un risque pour que les gens s’intéresse non pas à mon travail mais à mon apparence et aux ‘identités’ que je peux véhiculer. J’essaie de naviguer dans les mondes de l’art, de la danse, de la performance en recherche de collaborations qui ne révèlent pas d’économies purement extractives mais impliquent une sorte d’échange fructueux « . Sollicitée de toutes parts, Jamila nous confie d’ailleurs avoir l’intention de faire une pause, pour réfléchir à la position à adopter. Hors de question pour cette trentenaire formée à la London Contemporary Dance School d’ »être capturée« .
S’émanciper des assignations classiques
« Ma présence en performance est-elle implicitement une demande de visibilité ? Comment puis-je remettre en cause les conventions esthétiques des corps ‘marginalisés’ et de la quête de ‘visibilité’? » Telles sont les questions qui animent cette londonienne d’origine caribéenne. Des problématiques au regard du thème de la visibilité, reprenant celles véhiculées par les identity politics des années 80, mouvement marqué par une prise de parole de groupes désireux de surmonter leur marginalisation, dans et en dehors du champ de l’art.
Photo : Ayka Lux
Aujourd’hui, une nouvelle génération – dont fait partie l’artiste- s’empare et réactualise ces sujets, de façon plus troublante, plus fine peut-être et propose de nouveaux modes de représentations. Elle compte parmi elle les artistes les plus en vue du moment, comme Wu Tsang ou Juliana Huxtable, mais aussi Paul Maheke, invité l’année dernière en résidence au Palais de Tokyo par Vittoria Matarrese. Pour ces artistes, comme pour Jamila Johnson-Small, l’enjeu ne semble pas tant de se définir au regard d’une grille de lecture traditionnelle, par rapport à son origine, sa sexualité ou son genre, mais bien de casser les binarités, d’adopter une conception fluide et plurielle de l’identité. Bref, de s’émanciper des assignations classiques tout en manifestant une critique à leur égard.
« Un espace critique, onirique, un champ de bataille »
« Un espace critique, onirique, un champ de bataille pour élargir et démanteler mon ‘identité’ et la transformer en théâtre » : ainsi Jamila définit-elle les environnements telluriques, techno-chaotiques de ses performances et dans lesquels gisent au sol bâches en PVC noir, couvertures de survie et autres fragments évoquant du macadam. C’est lors du festival Do Disturb en avril que nous l’avons découverte. On n’avait pas vraiment compris quand la performance débutait mais la salle s’était mutée en night club. Jamila apparaissait, disparaissait, dansait en traversant le public. Elle avait demandé à un spectateur d’activer des lampes de poches, à un autre de l’asperger avec un pulvérisateur, « comme une plante exotique ». Sa danse, tour à tour méditative, langoureuse et syncopée, rappelait le krumb. Jamila Johnson-Small était comme habitée, électrisée par le mix de Rowdy SS. Durée : 15 min. Rien de plus. Dans la pénombre, Jamila nous avait hypnotisés mais elle nous avait également échappé.
Alors, heureusement, elle est entrée en résidence au Palais de Tokyo et propose trois soirs de performances. Pour la première la semaine dernière, des fragments de textes équivoques et des vidéos figurant son corps multiplié étaient projetés au mur. Encore une fois un paradoxe : Jamila Johnson-Small était le centre de l’attention mais demeurait, dans la pénombre, insaisissable. Artiste fugitive, elle distord, réfracte les regards des spectateurs.
« C’est comme si on était partout et nulle part. »
C’est autour de ce paradoxe entre hyper-visibilité et invisibilité que semblent s’articuler les recherches de cette artiste britannique : un corps illisible, bordélique occupe l’espace, se montre, s’expose tout en échappant au système de saisie. « Avec ma pratique chorégraphique, j’essaie de trouver un lexique spécifique et temporaire pour essayer d’apprendre à bouger dans la complexité. » Est alors évoqué, lors de notre rencontre, un contexte en écho avec son travail : la fluidité du genre, les conditions précaires de travail, la mobilité contemporaine, l’accès rapide à l’information, la multiplication des avatars, des identités fictives et/ou numériques. « En, effet, c’est comme si on était partout et nulle part. Dans mes performances justement, je suis dans les vidéos, dans le design de l’espace, dans le son, sur scène. Dans mon travail, je souhaite retracer l’impact des héritages éphémères à travers le corps. Je pense aux corps comme des oracles. » explique-t-elle. « Nous ne voyons jamais tout et mon corps recèlera toujours de zones obscures. Je suis intéressée par ses lacunes, parce ces interstices. »
Ces lacunes, ce sont celles de l’histoire de la représentation, du corps noir dans la sphère publique notamment. Pour Jamila Johnson-Small, le corps est une archive. « Je veux l’exploiter, le miner car il retient des histoires non-dites. Des gens, des histoires vivent à travers mon corps. L’enjeu, c’est de mettre nos corps en contact avec quelque chose qui évoque une histoire effacée, qui nous rappelle cette histoire plurielle. La danse est une façon de vivre avec les blessures et les connaissances du corps. C’est une façon de guérir« . Et surtout de « trouver du plaisir dans l’espace ». L’enjeu : « explorer le potentiel radical d’une présentation de mon plaisir en tant que femme noire devant une audience, prendre le temps de laisser sortir tout ça, voir ce que ça donne, voir ce que cela va affirmer, confronter ou ignorer ».
Jamila Johnson-Small – Dans le cadre de La Manutention – Performeurs en résidence – Curateur : Vittoria Matarrese – Palais de Tokyo -Du 26/04/2018 au 10/05/2018.
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