Dans moins d’une heure, Richard Serra fera les gros yeux à un type rive gauche osant : « Qu’avez-vous à l’esprit quand vous créez ? » Stupeur chez le sculpteur. Gêne dans l’assistance. Et l’autre de se tordre après que le maître l’a battu froid : « Je l’ignore. » Mais là, le patron du postminimalisme américain affiche sa […]
Dans moins d’une heure, Richard Serra fera les gros yeux à un type rive gauche osant : « Qu’avez-vous à l’esprit quand vous créez ? » Stupeur chez le sculpteur. Gêne dans l’assistance. Et l’autre de se tordre après que le maître l’a battu froid : « Je l’ignore. » Mais là, le patron du postminimalisme américain affiche sa mine des bons jours, furetant dans les murs de la Fondation Beyeler à la recherche d’un lieu pour s’asseoir, contempler le paysage alentour et, accessoirement, se prêter au jeu de l’entretien. Pas simple.
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Là ? « Pas de vue. » Ici ? « On gênerait. » Plus loin ? « On entend le son de mes films. » Alors ? « Cet endroit », ordonne-t-il.
Un canapé coincé dans un couloir jouxtant un Pollock millésimé 1949. Serra siffle comme à lui-même « Vous avez vu ? », puis se lance aussitôt dans un réquisitoire contre la dictature du socle. Car l’artiste, qui compte parmi les plus célèbres du globe, septuagénaire élégant à la carrure intimidante, aux mains de boucher et à l’autorité de chef de chantier, n’est pas homme à attendre d’être questionné pour se prononcer.
Sa présence en Suisse, le père des monumentaux Fulcrum, Clara-Clara ou Tilted Arc la doit à une exposition où son oeuvre est invitée à converser avec celle de Constantin Brancusi. Quel lien entre les deux titans ? Lointainement, la visite de Serra dans l’atelier reconstitué du maître au milieu des années 60.
Un « choc » alors, qui avait fait se tourner vers la sculpture l’aspirant peintre. Aussi, cette philosophie partagée où » c’est la matière même qui ordonne à la forme ». Pas le contraire.
Au-delà ? L’Américain ne se prononcera pas. Car point de réel dialogue ici entre lui et l’artiste franco-roumain. Plutôt, une opposition têtue entre la dynamique brute de Fernando Pessoa ou Olson et les lignes aériennes de L’Oiseau ou du Baiser. « Les pièces les plus sublimes de Brancusi sont réunies dans cet endroit », concède-t-il.
Ajoutant : « Toutefois ses pièces en bronze sont un peu trop décoratives à mon goût. »
Et puis il y a le socle… Plus qu’un credo, la grande affaire de Richard Serra.
« Chez Brancusi, explique-t-il, la sculpture ne se passe que rarement de piédestal. Ça ne sollicite pas le corps du spectateur et le distancie de l’oeuvre. »
Fiévreusement engagé dans une reconstitution détaillée du crime (Picasso, les constructivistes, la révolution russe, la réapparition du socle au cours des années 30, à nouveau sa remise en question durant les sixties, etc.), il s’interrompt brièvement lorsqu’une attachée de presse apparaît, un latte en main.
« Beautiful », jubile-t-il, poursuivant aussitôt son exposé entre deux gorgées pressées : « Je pense que lorsque les oeuvres d’art se sont passées du socle, l’une des révolutions artistiques majeures du XXe siècle s’est produite. La sculpture s’est alors mise à interagir avec le spectateur. »
Plus loin, une mère et sa gamine s’aventurent à marcher sur Delineator, une oeuvre intimidante signée Serra composée de deux plaques d’acier laminé disposées en croix. Lui les ignore, tout à son réquisitoire.
« C’est l’expérience physique qui se noue avec une oeuvre qui m’intéresse. Mais du fait de la globalisation et du marketing autour des oeuvres, j’observe que les artistes renouent à nouveau avec le socle. C’est le retour à de vieilles conventions, à un certain conservatisme. »
Celui qui pousse un imprudent à questionner le maître du métal zen : « Qu’avez-vous à l’esprit quand vous créez ? »
David Brun-Lambert
exposition Constantin Brancusi & Richard Serra, jusqu’au 21 août, Fondation Beyeler, Bâle, www.fondationbeyeler.ch
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