S’attachant au cœur de la tragédie de Racine, Isabelle Lafon opère par soustraction pour livrer une interprétation poignante.
Obéir à son rang implique DE renoncer aux penchants de son cœur. Le dilemme racinien se tient là, tout entier, immuable et implacable. Dans sa préface de Bérénice, Racine écrit : “Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire.”
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Car l’empereur romain ne pouvait épouser une reine juive. Titus n’est pas le seul à aimer Bérénice. Antiochus, l’Arabe, l’aime aussi et ouvre le bal en faisant ses adieux à celle qu’il aime en silence depuis des années. Un renoncement qui en appelle d’autres, faisant de la mécanique du pouvoir un laminoir de l’élan amoureux. Un désert d’amour. Une chambre d’écoute.
Toute la mise en scène d’Isabelle Lafon repose sur cette approche de la tragédie racinienne. Une table de lecture où reposent les tapuscrits de la pièce à jardin et un plateau nu : c’est dans cet espace vide que se tiennent les acteurs, quatre femmes et un homme qui se partagent les rôles, sans souci du genre ni du nombre de personnages.
Le passage de relais entre les comédiens constitue l’autre fil conducteur de la mise en scène
Bérénice est double, jouée par Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon, d’abord silencieuse, se tenant à l’écart, spectatrice d’un drame auquel, finalement, elle apporte sa distance, son calme, au plus fort de la douleur de la reine écartée. Le passage de relais entre les comédiens constitue l’autre fil conducteur de la mise en scène, basée sur l’écoute des confidents : Paulin et Phénice joués par la seule Judith Périllat ; Arsace à qui Johanna Korthals Altes prête sa voix avant d’incarner Bérénice. Fragile, buté, Pierre-Félix Gravière est Antiochus ; Karyll Elgrichi, ardente et rivée à sa peine, incarne Titus.
Le glissement de la parole
Orchestrée par Racine, une alchimie précieuse opère dans ce partage des rôles, qui s’en remet à la puissance du sentiment amoureux vidé de sa substance pour faire place à la loi. Ce qui est fantastique dans cette étude de cas, interrogée, analysée et approchée tout autant par les sens que par la fulgurance poétique de la langue, c’est ce glissement de la parole d’un interprète à l’autre, indifférente à l’échafaudage d’une dramaturgie classique pour s’attaquer à l’os de la pièce.
Trouver les mots capables de dire un cœur en morceaux, une âme déchirée, un corps abandonné. Quitte à tailler dans le texte pour en extraire la quintessence, la concrétion, le lent travail de la douleur qui procède par assèchements successifs.
On se trouve alors au point médian de la répétition et de la représentation, là où les acteurs “sont à leur point de vérité, c’est-à-dire qu’ils ont répété et tout à coup ils ne cachent pas. Non pas que c’est impossible de jouer Bérénice mais que pour la faire surgir, il faut s’en laisser imprégner à vue”, indique Isabelle Lafon. Une imprégnation magistrale et qui va droit au cœur.
Bérénice de Jean Racine, adaptation et mise en scène Isabelle Lafon. Du 8 au 14 février à la MC2, Grenoble. Les 20 et 21 février au Théâtre Firmin-Gémier/La Piscine, Châtenay-Malabry
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