On n’est jamais vraiment déconnecté : internet influence jusqu’à la manière dont nous percevons le monde. Voilà le postulat de base du Post-internet, dernière tendance artistique en vogue. Alors que de nombreuses expositions s’en réclament ce printemps, retour sur l’invention du terme avec Marisa Olson, l’une de ses principales théoriciennes. Entretien.
Il est « in » d’être « post ». Qui donc voudrait être « pré » ? Ceux qui ne sont pas nés de la dernière pluie se seront déjà aperçus de l’apparition d’un nouveau terme à suffixe branché. Cousin 2.0 du postmodernisme, le Post-internet a fait son apparition dans le champ de l’art il y a quelques années à peine: il désigne l’influence grandissante des réseaux sur les pratiques des jeunes artistes nés dans les années 1980. Contrairement au Net Art, l’art Post-internet n’est pas forcément digital. Sa forme privilégiée ? Des sculptures ou d’installations synchrétiques qui, dans le meilleur des cas, témoignent de la déhiérarchisation des sources et des matériaux. Et dans le pire, recyclent l’abécédaire du net – typo Word Art, Nike Air Max, tapis de yoga et végétaux exotiques. Dans les deux cas, le Post-internet nomme les pratiques qui transposent le fonctionnement d’internet dans l’espace réel du lieu d’exposition.
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Théorisé à New York, pratiqué majoritairement à New York et à Berlin, l’art Post-internet semble ce printemps avoir définitivement atteint l’hexagone. Dès cette semaine, on pourra découvrir l’expo du jeune new-yorkais Artie Vierkant à la Galerie Edouard Manet à Gennevilliers, qui à 24 ans, faisait paraître le manifeste The Image Object Post-Internet (2010), où il contribuait à théoriser la chose en même temps qu’il jetait les bases de sa propre pratique. Au MAC Lyon, on découvrira le jardin synthétique 3D d’Antoine Catala, l’un des précurseurs, où il explore les nouvelles relations entre réel, langage et images. Un doublé qui succède de quelques semaines à peine à l’expo collective Les Oracles organisée par la new-yorkaise Marisa Olson, artiste, curatrice et théoricienne que l’on considère souvent être à l’origine du Post-internet, à la galerie Xpo à Paris, l’une des plus pointues sur la question.
Tout comme le postmodernisme avant lui, un terme émoussé par l’usage qui le fait indifféremment désigner une période architecturale, un mouvement artistique, une tendance philosophique ou un courant littéraire, le post-internet, victime de son succès, a le tournis. S’il est possible que l’on n’ait jamais vraiment su ce qu’il désignait, préférant s’engouffrer dans la promesse affriolante d’avoir une longueur d’avance – d’être post, d’être in – toujours est-il qu’aujourd’hui, beaucoup abandonnent le terme, trop galvaudé. Pourtant, ce qu’il désigne, de nouveaux modes d’interaction avec le réel placés sous le signe de la fluidité hyperconnectée, influence bel et bien les artistes. Le Post-internet vient mettre le doigt sur des préoccupations communes, et désigner des esthétiques comparables. Est-ce suffisant pour y voir un nouveau mouvement artistique ?
Un peu moins de dix ans après avoir contribué à créer le terme, l’artiste, curatrice et théoricienne Marisa Olson revient avec nous sur sa genèse et ses évolutions ultérieures.
Comment définir l’art Post-internet pour quelqu’un qui n’en aurait jamais entendu parler ?
C’est un art qui reflète les formes esthétiques, culturelles et politiques qui émergent avec internet. Les œuvres peuvent être présentées sur un support informatique, mais tout aussi bien ne pas l’être.
Le Post-internet est un terme que vous avez inventé en 2008, puis théorisé avec les artistes Gene McHugh et Artie Vierkant, dans le cadre de discussions autour du Net Art. Pourquoi l’invention d’un nouveau mot était-il devenu nécessaire ? Que venait-il décrire?
En réalité, j’ai utilisé le terme en 2006 pour décrire mon propre travail, même si beaucoup le font remonter à une interview que j’ai donnée en 2008. A l’époque, il y avait une séparation plus importante entre le fait d’être en ligne et hors ligne. Je voulais décrire comment internet commençait à s’infiltrer dans tous les aspects de la vie via le Wi-Fi, les smartphones et les réseaux sociaux, et comment il devenait nécessaire de dépasser cette distinction. Aujourd’hui, c’est devenu une évidence, et à ce titre, certains pensent que le terme est un peu redondant.
En ce qui me concerne, je continue à parler de post-internet. C’est un point de départ pour penser les symptômes culturels et politiques liés à notre nouvelle condition post-internet. Pour moi, il permet de décrire un phénomène social, de la même manière que l’on parlait auparavant de la condition post-moderne.
Aujourd’hui, il est largement utilisé dans le monde de l’art. Pensez-vous qu’il ait donné naissance à un mouvement ?
Au regard de la création artistique actuelle, il y a toutes les raisons de penser qu’une importante mouvance Post-internet existe en Amérique du Nord et en Europe. Pour une raison simple : la réalité sociale décrite est le contexte dans lequel nous vivons tous. Cependant, il faut être prudent lorsqu’on parle de mouvement en art. Un certains nombres d’artistes se méfient – à bon droit – de l’étiquette du Post-internet, vite récupérée par le marché de l’art. Le marché en a fait une tendance et l’a utilisée comme un outil marketing.
Il n’en reste pas moins que l’art a besoin d’avoir des termes pour décrire et classer les époques culturelles et historiographiques. A ce titre, même si je pense que le terme de « Post-internet » est plus juste que celui d’ « art Post-internet », parce que le premier, plus général, permet d’englober les paramètres socio-politiques que nous évoquions, je suis convaincue qu’à long terme, les historiens de l’art décrirons la période 2005-2015 comme celle de l’art Post-internet.
La Triennale qui se tient actuellement au New Museum a New York est construite autour de cette idée récente : que l’art digital n’a plus raison d’être, puisqu’il n’est plus possible de distinguer entre online et offline, entre ce qui serait digital et ce qui ne le serait pas. Qu’en pensez-vous ?
Lorsque j’étais curatrice à Rhizome, une plateforme dédiée au « new media art » hébergé au New Museum, j’ai travaillé avec Lauren Cornell, la co-curatrice de la Triennale. Au fil des ans, nous avons, elle et moi, longuement échangé autour de l’évolution de l’art digital et des nouveaux médias. Je pense qu’elle fait partie des personnes que nous évoquions qui évitent d’utiliser le terme Post-internet en raison de son évidence même.
Tout comme il n’y a plus de sens de distinguer entre digital et analogique chez un photographe ou un cinéaste où les deux sont souvent mêlés dans le processus créatif, les contours sont tout aussi flous en ce qui concerne le basculement du Net Art à l’art Post-internet. Il me semble que les deux coexistent : il y a bien encore de l’art digital, au sens où certains artistes continuent, de manière intentionnelle, à réfléchir aux effets et aux implications qu’il y a à utiliser des outils digitaux, et réalisent des œuvres qui n’existent que sur le net.
Ce qu’il faut retenir de la Triennale, c’est l’effort fourni pour ne pas ghettoiser les média digitaux. Aux premières heures de l’ère « .com », on avait coutume d’isoler les œuvres numériques dans toutes sortes de recoins séparés : des salles noires, des bornes internet, ou encore des espaces média. Ce n’est plus le cas ici. Étant donné que tout ce qui est montré à la Triennale est contemporain, il était à mon avis important présenter les œuvres en dialogue les unes avec les autres afin de pouvoir dresser un panorama des pratiques actuelles, ce qui a bien été le cas.
De quelle manière pensez-vous que les écrans ont influencé la manière dont nous regardons l’art ?
Il me semble que le cadre qui entoure l’écran est tout aussi important que l’écran lui-même, alors que les artistes et les réalisateurs essaient au contraire de nous faire oublier cette délimitation. Les discussions autour de l’écran comme support de présentation des images ne datent pas d’internet. On pourrait presque faire remonter la question au cinéma des frères Lumière, lorsque la présentation de l’extrait de film montrant l’image du train sortant de gare faisait bondir les spectateurs, qui craignaient alors que le train jaillisse hors l’écran. Les choses ont changé de manière drastique lorsque les écrans d’ordinateur et de télévision sont apparus. De nos jours, ce à quoi nous faisons servir les écrans est tout aussi important que les écrans eux même : lire des livres, émettre et recevoir des appels vidéo, surfer sur internet, enchaîner de manière compulsive les épisodes de série sur Netflix, et bien sûr, produire et regarder de l’art.
Depuis le 11 septembre, qui a eu pour conséquence la généralisation de l’information en continu, je suis devenue très sensible au fait que beaucoup de personnes préfèrent les images sur écran à la « réalité ». L’écran leur permet de pouvoir cadrer les infos qu’ils reçoivent : le fait de leur imposer une limite les rend plus lisibles. Les écrans sont réconfortants parce que les choses nous apparaissent pré-cadrées. Cela vaut pour l’info, mais en art, tout est toujours plus confus, et les liens entre l’écran et la toile plus ambigus.
Quels sont les artistes de cette mouvance dont vous vous sentez proche ?
J’apprécie le travail de Cory Arcangel, BHQFU, Jennifer Chan, Petra Cortright, Jesse Darling, Aleksandra Domanovic, Oliver Laric, Travess Smalley, Brad Troemel, and Artie Vierkant. Pour beaucoup, ce sont également des artistes avec qui j’expose, ou que j’ai exposé dans mes expos.
L’une de vos dernières expos était Les Oracles à la galerie Xpo à Paris, dont vous étiez commissaire, et qui explorait le rapport des femmes à la science-fiction… Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Les Oracles était une expo regroupant dix femmes influencées par la science-fiction, que ce soit en peinture, en sculpture, en photo ou en animation digitale. Le thème des femmes dans la science fiction m’occupe depuis un moment. Dans les récits de science-fiction, les personnages féminins sont souvent aliénés. Pour moi, cette expo était aussi un moyen détourné d’accorder une plus grande visibilité aux artistes femmes qui sont très nombreuses dans le Post-internet, et à mon avis sous-représentées.
Quels sont vos projets à venir ?
J’ai récemment exposé à Transfer Gallery à New York, et j’ai des expos à venir à Mexico, à Stockholm, à Prague, à Vancouver et à Portland. Les éditions LINK sont également en train de travailler à un ouvrage qui regroupera les textes que j’ai écrits au cours des quinze dernières années sur l’art des nouveaux médias.
Feature description d’Artie Vierkant, du 16 avril au 6 juin à la galerie Edouard Manet à Gennevilliers
Jardin synthétique à l’isolement d’Antoine Catala, du 17 avril au 12 juillet au MAC Lyon
Les Oracles (commissariat : Marisa Olson), Xpo Gallery à Paris
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