Ingres meets Ellsworth Kelly : à Rome, face-à-face entre deux artistes que deux siècles séparent. Où le prodigieux portraitiste réconcilie le peintre abstrait avec une partie de son propre travail.
Curieux attelage que celui dans lequel on grimpe à la Villa Médicis, où l’exposition est tirée par Jean-Auguste- Dominique Ingres (1780- 1867) et par Ellsworth Kelly (né en 1923). A priori, tout les oppose : l’un est un classique figuratif, l’autre un abstrait moderne, ce qui devrait suffire déjà à ne pas les exposer ensemble, à moins de s’inscrire dans la vogue de ces expositions qui confrontent un artiste à ses maîtres plus ou moins avoués, c’est-à-dire en général à un écheveau de grands artistes.
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Le projet de la Villa n’est pas de cette nature, car il ne prétend pas faire d’Ingres une source sûre de Kelly. Ingres est ici un choix de Kelly, qui cumule les rôles de co-commissaire (avec le directeur Eric de Chassey) et d’artiste. L’exercice, pas moins périlleux, est donc plus proche de celui auquel se livrèrent tour à tour Ugo Rondinone ou Jeremy Deller au palais de Tokyo.
Il explique moins d’où vient l’Américain que vers où il tend. Et plus encore sa méthode de travail : contemplative, sentimentale, malgré les apparences. Kelly est le héraut de l’abstraction trouvée, celle qui prélève dans le réel des fragments de motifs abstraits, déjà là, déjà faits, “already-made”. Il en donne la forme à des toiles, dont le châssis peut prendre des contours irréguliers. Si bien que son oeuvre est à cheval sur différentes écoles abstraites. Géométrique mais pas construite, minimale mais au feeling, readymade mais pas parcellaire donc pas stricto sensu.
Pointilleuse, anguleuse, sa peinture reste quand même surtout intuitive et visuelle. A la Villa, une série récente consiste à recouvrir aux deux tiers une toile blanche d’une autre, noire, bleue ou jaune. De loin, la superposition est à peine visible. On y perçoit d’abord un horizon courbe, avant de distinguer la coupure nette que trace ce chevauchement.
Et Ingres ? On le voit s’acharner sur des esquisses à la recherche de la forme juste : un bras, à force d’être travaillé et repris, devient un gant, un personnage devient une créature à mille pattes tant l’artiste veut améliorer son tracé. Il va jusqu’à coller des petits bouts de papier sur la feuille, “à la fois Post-it qui veulent vite fixer une idée ou paperolles qui viennent plutôt la développer”, remarque Eric de Chassey. Comme si Kelly, retrouvant son goût de la forme fragmentée et incisive, avait choisi Ingres en train lui aussi de creuser un détail et de morceler son sujet.
Mais surtout, c’est Ingres qui va, au cours de la préparation de l’expo, souffler une idée à Kelly. Admiratif de ces portraits, bien inscrits dans la page, où les personnages campent dignement, sans trop se livrer – peu ou pas de psychologie chez Ingres –, Kelly décide de présenter les siens. Or, si l’Américain portraiture ses proches depuis les années 40, jamais il n’avait exposé ces silhouettes aux contours gauches et presque caricaturaux, qui fragilisent le modèle.
Ingres est ce passeur qui aura permis à Kelly, à 87 ans, de tirer plus avant un fil qui était déjà là. Sans qu’on sache, ni lui, ni nous, à quoi cela le mènera.
Jusqu’au 26 septembre à la Villa Médicis, 1, viale Trinità dei Monti, Rome, tél. +39.06.67.611 /// www.villamedici.it
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