Parution inattendue d’un cahier de collages que Genesis P. Orridge, avec Cosey Fanni Tutti, du groupe Throbbing Gristle, avait adressé en 1979 à l’écrivain et critique rock Yves Adrien. Splendeur du détournement.
Un livre d’images. Sales, les images. Dégoutantes. Insidieuses. Reptiliennes. D’un malsain absolu. Dévorantes surtout – une fois logées dans votre cerveau, elles rampent. Dans l’instant, elles ont réduit votre imagination en esclavage, pauvre mutant·e qui vous pensiez libres, vous n’êtes déjà que larve, addict·e à la pornographie clandestine, défoncé·e au parfum des images de seconde main. Ça ne vous lâchera plus, ces images sales, ces rêves pollués. Aucun échappatoire possible. Vous voilà soulagé·e, soulagé·e mais foutu·e.
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Notre recommandation du mois est donc un livre dangereux. D’ailleurs ce n’est même pas un livre. C’est le souvenir d’une brève mais intense amitié. La reproduction d’un envoi. Il concerne trois personnes. Un Français et deux Anglais·es.
L’Anglaise est grande, belle, brune, autoritaire et son boyfriend est un lézard hargneux de petite taille, au regard possédé. Ce couple a inventé une musique. Ce n’est pas chose courante : inventer seul·es, avec des bases de solfège proches du néant, un genre musical entier.
Un son, sa philosophie, l’imagerie qui la sous-tend, l’architecture de la chose jusqu’à son nom : industrial music. Genesis P. Orridge et Cosey Fanni Tutti furent alors les Ceausescu d’un art presque beau, celui d’artefacts créés à partir de l’écume que laissait derrière lui un siècle sombre : magazines suédois, produits détergents, politique de la douleur et du contrôle, crimes d’États, maladies dégénératrices. Entre les mains de Throbbing Gristle, tout ça se mit à faire son.
La rencontre de trois enfants écorché·es
À l’été 1978, dans leur fief du quartier d’Hackney, à Londres, Cosey et Gen reçoivent la visite d’un Parisien émacié, hémophile et habitué depuis l’enfance à faire mystique de tout : c’est Yves Adrien. Adrien n’est pas exactement un journaliste comme les autres, même si c’est en tant que rock critic visionnaire (lui qui, en 1973, chantait déjà le punk et qui, en 1977, réclamait une musique seulement synthétique) au sein de Rock & Folk qu’il s’est fait connaître.
À 27 ans, il est le plus grand écrivain français moderne. Il n’a juste pas encore écrit de livre. Ce n’est pas si grave, mais pour y remédier, les Humanoïdes associés lui proposent d’être le premier français publié au sein de leur incroyable collection “Speed 17”, aux côtés de Charles Bukowski, Hubert Selby Jr., Hunter S. Thompson. Ce sera NovöVision (1979), croisement entre le journal intime, le pamphlet et l’ouvrage de SF, voyage déplié en quatre stations – Paris, Londres, New York, Orion.
À Hackney, Yves s’en va vérifier si un dialogue de type communication Nasa, est possible entre les différents tenants de cette esthétique de la froideur, du dédoublement, des machines et de la distance qu’Adrien appelle Novö. Gen, Cosey et lui étant avant tout des enfants écorché·es, il·elles se comprennent dans la seconde.
Une reproduction à l’identique
À son retour à Paris, Adrien reçoit un carnet remplis de collages scandaleux que Gen et Cosey ont intitulé In Steel Grey Armour. Le nom d’Yves orne le haut de la couverture, comme s’il en était l’auteur : dans le collage comme dans le transfert, l’auteur est parfois davantage celui à qui on s’adresse, celui à qui on se donne : en pensées télépathiques, c’est Yves qui dirige la main qui, depuis Londres, opère ces rencontres hasardeuses entre bouts de textes et photos découpées.
En 1997, Yves Adrien n’écrit plus, il se projette aux Seychelles. L’argent lui manque pour un douzième voyage. Il confie à Jacques Noël, de la librairie Un Regard moderne, rue Gît-le-Cœur à Paris, la vente éventuelle de ce document unique, et la correspondance qui l’entoure, pour un montant qui sera exactement celui du billet d’avion. Pas de bénéfices sur ce qui était de l’ordre du don.
Un collectionneur, Olivier Naudin, s’en porte acquéreur. Aujourd’hui, ce livre sort, reproduit à l’identique, assorti d’un texte inédit d’Yves Adrien, toujours aussi tranchant, et de lettres, de photos retraçant le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Inutile de vous dire qu’il n’y a pas ce mois-ci quelque chose d’aussi important.
In Steel Grey Armourde Genesis P-Orridge et Yves Adrien (Timeless Edition), 96 p., 38 €. Commande en ligne.
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