Connu pour ses installations immersives et son engagement environnemental, l’artiste revient sur trois décennies de carrière à la Tate Modern. L’occasion de se demander si l’art peut agir pour la planète.
En 2019, dire qu’un artiste travaille sur l’écologie ne nous apprend pas grand-chose. Autant dire qu’il travaille sur la politique, ou la vie elle-même : une telle déclaration ne nous dit rien sur son positionnement, ni même sur ses formes – si tant est que les deux valent davantage qu’une simple esthétisation de ce qui est là.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dès les années 1960, un Gustav Metzger alertait sur le réchauffement climatique en développant des formes vouées à l’autodestruction : lors de sa performance Mobbile (1970), un cube transparent contenant des plantes vertes était directement raccordé au pot d’échappement d’une voiture en marche. Quant à Joseph Beuys, il s’engagera à partir des années 1980 auprès du parti écologique allemand (Die Grünen) et se fera élire sur leur liste au Parlement européen.
L’opinion publique manque alors encore d’imaginaires permettant de soutenir la prise de conscience naissante de la crise climatique. Mais depuis, la question écologique se pose à tous, au quotidien et au présent.
Engagement écologiste
La rétrospective In Real Life d’Olafur Eliasson à la Tate Modern à Londres s’inscrit dans ce contexte. Depuis trois décennies, l’artiste danois d’origine islandaise s’est fait connaître par des installations immersives qui le situent dans l’héritage de l’art optico-cinétique des années 1960. Elles ont surtout en commun une sensibilité à l’environnement doublée d’un engagement effectif où l’art et l’activisme s’indistinguent.
Une semaine après l’inauguration de l’exposition, la Tate déclarait l’état d’urgence climatique. Mais alors que l’institution se fixait comme but de réduire de 10 % son empreinte carbone pour 2023, s’élevaient simultanément les interrogations de la presse sur l’impact climatique de l’exposition d’Olafur Eliasson : le repas végétarien concocté par le studio de l’artiste, et proposé dans la cafétéria flambant neuve du musée, était-il éco-responsable ?
Et surtout, que penser d’Ice Watch, l’acheminement en 2018 de trente icebergs du Groenland jusqu’à l’esplanade de la Tate afin d’alerter sur la fonte des glaces ?
Travail collaboratif
La rétrospective débute par une vitrine en verre (Model Room) contenant plus de 450 modèles, prototypes et études géométriques en matériaux divers : carton, Lego, mousse ou fil de cuivre. La posture de l’artiste polymathe de la Renaissance est d’emblée proclamée. Sauf qu’il ne travaille pas seul.
L’artiste emploie près de cent personnes dans son hub berlinois
Il clôt d’ailleurs le parcours d’une quarantaine d’œuvres immersives par une salle dédiée aux activités de son hub berlinois. L’artiste y emploie (il préférerait certainement le terme plus horizontal de « collaboration”) près de cent personnes : des chercheurs, architectes, techniciens, historiens de l’art, cuisiniers et cinéastes.
Des bribes de la vie du studio nous sont divulguées avec la reproduction du mur où les collaborateurs punaisent les références, citations, articles et images qui les ont marqués, ici classés par thème – le site web de l’artiste en détaille les références.
Greenwashing ?
In Real Life réunit des œuvres du passé, certes, mais le contexte actuel réveille forcément des interrogations sur l’impact environnemental des créations concernées. Ces questions, on s’en rend vite compte, sont à proprement parler insolubles : réduire au maximum l’empreinte carbone consisterait en effet à ne pas faire d’exposition du tout.
On sait tout de même que pour limiter l’impact écologique, la plupart des œuvres sélectionnées ont été sciemment choisies au sein de collections européennes. A partir de là, il paraît essentiel de distinguer l’action structurelle des institutions et le contenu artistique qu’elles présentent.
De fait, la position d’Olafur Eliasson est complexe et, en raison de la manière dont il conçoit sa position d’artiste, l’accusation de greenwashing ne tient pas vraiment.
Si l’on ne peut pas reprocher à Olafur Eliasson de capitaliser sur l’écologie, c’est que sa posture se rapproche moins de celle de l’artiste au sens classique que de celle du personnage public usant de sa notoriété pour mener à bien des projets d’envergure sociétale. Depuis ses premiers pas dans le monde de l’art dans les années 1990, la sphère qu’il a créée a d’ailleurs désormais atteint la force de frappe de toute autre industrie culturelle.
Susciter l’empathie pour impulser le changement
En digne successeur de Joseph Beuys à l’ère d’Instagram et du néolibéralisme, Olafur Eliasson possède un studio flexible et ludique où l’on travaille dans le but de s’éduquer soi-même et, par cercles concentriques, d’atteindre les autres habitants de la planète. L’une des catégories de son mur de références s’intitule Feelings Are Facts, “les sentiments sont des faits”.
Le spectateur fait l’expérience d’une réaction émotionnelle qui diffère de son expérience perceptive de la vie de tous les jours
Telle serait la clef de voûte de son projet arachnéen, reliant installations artistiques, modèle sociétal à l’échelle de l’atelier et collaborations avec des architectes, scientifiques ou ingénieurs. A l’intérieur d’un tunnel de brouillard coloré ou d’un labyrinthe kaléidoscopique, le spectateur fait l’expérience d’une réaction émotionnelle qui diffère de son expérience perceptive de la vie de tous les jours.
Pour l’artiste se niche ici le véritable moteur du changement : le ressort de l’empathie – l’imagination restant trop abstraite et cérébrale. Les affects – émotion collective qui dépasse le stade individuel – sont bel et bien le nerf de la guerre des projets politiques actuels, et Olafur Eliasson refuse de les laisser aux populistes.
Mais en ne contrariant pas le mécanisme d’adhésion lui-même, ne favorise-t-il pas l’émoussement du réflexe critique individuel ? La réponse à cette question dépend certainement de l’échelle temporelle dans laquelle on se place. L’urgence certaine d’agir face à la crise climatique fait face à la menace plus vague d’une potentielle manipulation de masse.
In Real Life d’Olafur Eliasson, jusqu’au 5 janvier à la Tate Modern, Londres
{"type":"Banniere-Basse"}