Pour la sixième édition de “Monumenta”, Ilya et Emilia Kabakov nous ouvrent les portes de leur “Etrange Cité”, où chaque bâtiment constitue un monde en soi.
C’est une ironie du sort dont Ilya et Emilia Kabakov se seraient sans doute passés. Alors que ces artistes russes, qui ont fait leur réputation sur la critique du régime soviétique, s’apprêtent à occuper la nef du Grand Palais, Vladimir Poutine vient d’annoncer sa décision d’établir au sein de la fédération de Russie une nouvelle politique culturelle d’Etat. Confié au ministre de la Culture Vladimir Medinski, qui a récemment déclaré que la Russie devait “protéger” sa culture des errements de la culture contemporaine européenne, ce projet rappelle évidemment les pires heures de l’époque soviétique.
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“Les Kabakov sont très touchés par ce qui se passe en Ukraine et en Russie. Le climat s’est durci. Les artistes sont très inquiets, certains ont vu leurs ordinateurs confisqués”, confirme Jean-Hubert Martin qui, après avoir signé la première exposition personnelle d’Ilya Kabakov en 1985 à la Kunsthalle de Berne, est aujourd’hui le commissaire de l’exposition Monumenta.
Agé de 80 ans, exilé définitivement aux Etats-Unis depuis 1992, Ilya Kabakov reste marqué par les longues années de surveillance du régime soviétique. Peintre, illustrateur de livres pour enfants et figure de proue d’un art conceptuel à la russe, celui qui compte à ce jour parmi les artistes les plus influents de la scène internationale eut régulièrement à rendre des comptes au KGB.
“Ilya Kabakov a obtenu son premier passeport en 1987”, se souvient encore le commissaire, qui le rencontre pour la première fois à la fin des années 70 alors qu’il prospecte pour la préparation de l’exposition Paris-Moscou au Centre Pompidou. “Après son installation à la fin des années 80 à Long Island, Kabakov ne voulait pas retourner en Russie. Il a attendu l’an 2000 et la proposition de rétrospective du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg pour y retourner.”
Cet exil marque en effet un tournant majeur dans l’œuvre de Kabakov. D’abord parce que cette époque coïncide avec son association, à la scène comme à la ville, avec sa compagne Emilia qui, à propos de leur duo, commente avec humour : “Je fais tout ce qu’Ilya ne fait pas.” Depuis, les Kabakov courent le monde avec leur art de l’installation, dont ils sont aussi les meilleurs théoriciens. “Pour moi, (l’installation) inaugure une période novatrice et décisive, d’une portée égale aux trois grandes périodes qui se sont succédé dans l’histoire de l’art européen : celles de l’icône, de la fresque et du tableau”, écrit ainsi Ilya Kabakov dans un texte du catalogue de l’exposition que lui consacre en 1995 le Centre Pompidou.
Au Grand Palais, cette démonstration du pouvoir de l’installation immersive atteint son apogée. Au point d’accoucher d’une ville entière, L’Etrange Cité, qu’une armée de maçons et de charpentiers s’évertue à faire sortir de terre. Pour le spectateur-promeneur, la visite commence par une première embûche, un immense mur d’enceinte qui protège cette ville fortifiée, déployée comme un champignon atomique sous la verrière du Grand Palais. Une immense coupole lumineuse, inspirée par l’orgue de lumière du compositeur russe du début du XXe siècle Alexandre Scriabine, donne ensuite le ton de l’épopée. Passée une grande arche triomphale mais déjà en ruine, il pourra visiter tour à tour les cinq bâtiments et les deux chapelles qui quadrillent ce territoire grand comme un terrain de foot.
“Le premier bâtiment est un musée où les cimaises sont vides et où seuls les halos de lumière indiquent l’emplacement des toiles. Une musique de Bach contribue à la mise en scène. Ici encore, on est en plein phénomène synesthésique, avec le transfert du visuel à un autre sens, l’écoute, beaucoup plus abstrait. Chacun est invité à refaire son musée imaginaire, commente Jean-Hubert Martin. Chacun des bâtiments entretient des liens avec l’immatériel et la métaphysique. Le musée est un lieu laïque, bien sûr, et il n’y a aucune fascination particulière pour le fait religieux chez eux, mais ils pensent aussi que c’est un lieu sacré.”
Suivront une ville tibétaine dotée de son double céleste, une installation baptisée Portails, douze peintures figurant le même motif mais réalisées, pour chacune, dans un style pictural particulier ; deux chapelles peuplées de peintures de propagande ou d’inspiration baroque ; et un centre de l’énergie cosmique.
“Chaque architecture est accompagnée de récits, décrypte Jean-Hubert Martin. Pour ce dernier espace, par exemple, c’est l’histoire d’un observatoire construit sur les vestiges de fouilles archéologiques où l’on aurait découvert des calices servant à communiquer avec le cosmos.”
Artistes de la narration par excellence, les Kabakov utilisent en effet la fiction comme un matériau à part entière, à l’image de La Maison aux personnages de Bordeaux, hantée par de drôles de locataires, ou de cette improbable généalogie fictive mise en branle en 2000, Une histoire alternative de l’art : Rosenthal, Kabakov, Spivak, pour laquelle Ilya s’inventa un père spirituel, Charles Rosenthal, un double baptisé Kabakov (!) et un disciple, Igor Spivak. Une histoire (de l’art) à tiroirs, dont les Kabakov sont aujourd’hui les maîtres d’œuvre incontestés.
L’Etrange Cité du 10 mai au 22 juin, nef du Grand Palais, Paris VIIIe, grandpalais.fr
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