Avec “Illusions Perdues”, Pauline Bayle continue son exploration de la matière romanesque et fait la part belle aux écrits intemporels de Balzac.
D’Honoré de Balzac (Illusions perdues, spectacle créé en 2020, repris cette semaine au Théâtre public de Montreuil) à Virginia Woolf (Écrire sa vie), en passant par Homère (Iliade + Odyssée) ou Leïla Slimani (Chanson douce), Pauline Bayle puise depuis quelques années son geste théâtral dans une matière romanesque antique et moderne, comme le lieu d’une exploration féconde des affres et des aspirations qui traversent nos vies contemporaines. À la mesure de nombreux·ses metteurs et metteuses en scène actuel·les cherchant dans le roman une écriture électrisant un plateau – récemment, on pense à Ambre Kahan avec L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, Stanislas Nordey avec Le Voyage dans l’Est de Christine Angot, Julien Gosselin adaptant Don Delillo ou Roberto Bolaño, Thomas Ostermeier se penchant sur Édouard Louis… –, Pauline Bayle applique ce vieux précepte formulé en son temps par Antoine Vitez : “On peut faire théâtre de tout”, y compris du roman, dont l’écriture théâtrale vise pourtant à s’écarter.
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Ce “tout” trouve chez Balzac un point d’incandescence particulier, tant son Illusions perdues, “volume monstre” de sa Comédie humaine, condense à lui seul l’esprit de notre temps, tel que l’avait aussi saisi il y a trois ans le cinéaste Xavier Giannoli. Un temps indexé à la furie et à la morgue des cyniques ambitieux·ses qui, au nom de l’idée qu’il·elles se font de leur gloire, vident les vices de toutes les vertus qui les redoublent, substituent la misère à la splendeur, étouffent les idées neuves sous le poids d’un vieux conformisme. Bien qu’ancré dans le milieu littéraire, théâtral et journalistique parisien du XIXe siècle, le texte qu’adapte Pauline Bayle pose une question encore d’actualité : comment faire pour tenir son intégrité et son exigence dans un système qui ne fait qu’encourager la compétition entre les êtres ? Ce processus de marchandisation de l’esprit, dont le philosophe marxiste Georg Lukács estimait dès les années 1930 qu’il s’éclaircissait dans l’œuvre de Balzac (cf. Balzac et le réalisme français), n’a cessé de s’amplifier depuis, faisant de Lucien de Rubempré un modèle dupliqué. Un idéal-type.
Maux de jeunesse
Adaptant le texte de Balzac avec un souffle et un rythme haletant sur le plateau vide du Théâtre de Montreuil, monté dans un dispositif “quadri-frontal”, où des spectateur·rices jouxtent les cinq comédien·nes, comme s’il·elles assistaient à un combat sur un ring, au plus près des corps agités, Pauline Bayle imagine les élans de Lucien de Rubempré à la manière d’une course effrénée. Le jeune poète court, tourne autour de la scène, déclame au micro, réclame de l’amour, s’écoute parler, embrasse le monde, jusqu’à se livrer à une transe existentielle, incarnée dans une danse électrique, qui évoque la transe de Patrice Chéreau et Pascal Greggory dans la pièce mythique de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton. De rage et d’excitation, Lucien tape le sol avec ses pieds, soulevant la poussière du plateau ; ses bras et ceux de ses complices s’écartent nerveusement ; il tombe à terre, asphyxié par trop de débordements. Débutant dans l’innocence des sentiments et des mots, sa course se perd dans la désillusion des rêves d’enfant. Sa chute, succédant à son ascension, fait écho au désenchantement de la bande d’ami·es inséparables depuis l’enfance arrivée à l’âge adulte, que Pauline Bayle mettait aussi en scène dans son adaptation de Woolf.
Les illusions perdues, c’est aussi une histoire de la jeunesse déçue, des espérances qu’elle abrite, et des murs obtus sur lesquels elle se heurte, incapable de résister au poison social qui la menace de ses plaisirs noirs et mornes. Comment ancrer son existence et tisser sa propre continuité sans renoncer à ses rêves, sans les écraser en même temps sous le poids de la vanité et de la soif de reconnaissance ? En cherchant dans les mots vifs de Balzac – si bien compris par ses comédien·nes énergiques – la matière d’un enchantement romanesque qui dit le désenchantement du monde, Pauline Bayle arrache à la comédie humaine sa part la plus tragique, la plus humaine, la plus théâtrale.
Illusions perdues, mise en scène Pauline Bayle. Au Théâtre public de Montreuil, jusqu’au 2 juin.
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