Dans une série de photographies, Marianne Rosenstiehl interroge avec humour et esthétisme la représentation des règles. Ou plutôt l’absence de représentation.
En Inde, les femmes qui ont leurs règles n’ont pas le droit de toucher les pots à cornichon, et dans certaines régions rurales, elles doivent dormir à part et manger dans des assiettes utilisées uniquement pendant cette période. A Bali, les femmes n’ont pas le droit non plus d’entrer dans une cuisine et doivent porter les mêmes vêtements pendant toute la durée de leurs règles. Du côté de l’Indonésie, une croyance populaire veut qu’un homme malade peut se soigner en refilant son mal à une femme durant ses règles.
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En France on a dit pendant des siècles qu’une femme réglée faisait tourner la mayonnaise, en Angleterre elle gâchait le jambon. Certaines Anglaises nomment encore aujourd’hui leurs règles “the curse”, la malédiction.
C’est le titre de la superbe exposition de Marianne Rosenstiehl, au Petit Espace, à Paris. La photographe, qui a commencé très jeune à Libération, a travaillé des années pour les agences Sygma et H&K, à réaliser des portraits, des mises en scènes, des reportages dans le monde entier. Indépendante depuis plusieurs années, elle a réalisé qu’il n’y avait jamais eu, jusqu’à présent, de projet photographique sur les règles. Ses vingt-quatre photos exposent avec humour et beauté ce sujet intime, sociétal, culturel. Interview.
Qu’est-ce qui vous donné envie de faire ce projet ?
C’est une interrogation qui ne me lâchait pas depuis mon adolescence au cours de laquelle j’avais remarqué que certaines filles traversaient le moment de leurs règles comme une épreuve terrible et honteuse, voire invalidante, qui se devait d’être dissimulée. Je me posais la question d’un conditionnement, d’une transmission de génération en génération qui imposait une perception très négative, assimilée à la souillure et l’impureté.
Au cours de mes recherches, l’absence de représentations m’est apparue de plus en plus suspecte. Mis à part les travaux de quelques artistes allemands et américains – femmes et hommes – dans les années 70 sur un mode transgressif et provocateur, et plus récemment ceux de Kiki Smith, Louise Bourgeois et quelques autres, il existe très peu d’images qui montrent ou même évoquent cet événement de l’intimité féminine. Comment peut-on construire une réflexion autour de quelque chose que l’on ne nomme pas et que l’on ne voit pas ? La représentation permet de se poser la question de la beauté. Je suis photographe et je réponds à mes interrogations à travers la photographie.
Mais ce “stigmate des règles” est-il toujours présent dans notre société ?
La plupart des religions ont inventé des lois pour contraindre et canaliser la femme considérée impure pendant ses règles. Les croyances populaires ont pris le relais signalant le danger de la contamination de la supposée souillure. La liste est longue des interdits qui s’avèrent souvent cruels. Si nous sommes héritières de ces conditionnements culturels, nous le sommes également des luttes plus récentes qui ont donné accès aux femmes à plus de libertés. Comment pouvons-nous appréhender cet espace de notre intimité sans le vivre comme un fardeau, une punition, un châtiment honteux ?
Bizarrement le féminisme n’y a pas changé grand-chose, il y a toujours une très grande frilosité à aborder ce sujet de façon naturelle. La preuve en est de ces groupes de jeunes filles qui se constituent en Espagne ou aux Etats-Unis pour exprimer une contestation à travers le “Free Bleeding”. Dans certains pays où la religion fait loi, les jeunes filles ne vont pas en classe quand elles ont leurs règles, les femmes sont interdites de pratique religieuse, ce qui en fait aux yeux de certains de moins bonnes croyantes.
En France, la baffe initiatrice donnée par la mère aux premières règles se pratique encore au nom, soit de traditions religieuses, soit de coutumes populaires. Je m’en suis inspirée pour plusieurs photos. Par exemple, « Les limaces » mettent en scène une tradition paysanne invraisemblable : à la fin du XIXe siècle, en Anjou, la tradition paysanne voulait que les femmes traversent les champs pendant leurs règles pour éradiquer les nuisibles, chenilles, limaces ou sauterelles. Imaginez la contrainte, et l’absurdité ! Dans cette photo j’ai voulu montrer la poésie de cette absurdité.
La politologue australienne Lauren Rosewarne a démontré, dans son livre Periods in Pop Culture, que dans les films et les séries américaines, les règles étaient pratiquement toujours vécues comme un moment dramatique, honteux, stressant, voire catastrophique, et que cela impactait les comportements de jeunes filles. Vous vous êtes également intéressée à la relation intime que les femmes ont à leurs règles…
Oui j’ai fait des images qui évoquent l’union amoureuse, la puberté, la ménopause, mais aussi la quête éperdue du féminin. Dans « Premier rendez-vous chez le gynécologue », on voit une jeune fille assise dans une salle d’attente. J’ai cherché à montrer la fragilité de cette période qui, selon le message qui lui sera transmis, sera déterminante dans la façon dont la jeune fille appréhendera l’intimité de son corps. Il en va de la fierté et non pas de la honte.
Dans « Sony saigne », j’ai représenté le fait que certains transexuels vont si loin dans leur volonté d’être femme qu’ils se mutilent chaque mois l’entre-jambe pour se voir saigner. Enfin j’ai nommé la photographie représentant un couple après l’amour,les deux sexes tâchés de sang, « Tes lèvres, un fil écarlate ». Ce sont les paroles d’amour du Bien Aimé dans le Cantique des Cantiques. La plupart des religions proscrivent la sexualité durant la période des règles. Mais j’ai souhaité ici mettre en scène cet enlacement plein de confiance et d’amour. La photographie « Les Anglais », comme on le dit pour ne pas le dire, se moque de l’extraordinaire lexique des termes utilisés pour éviter d’employer les mots « règles » et « menstruation ».
Vous affichez d’ailleurs beaucoup de ces mots, dans un espace de la galerie. Ce sont souvent les femmes qui les utilisent. Pourquoi selon vous ? Ont-elles intériorisé ce tabou ancestral ?
On connaît tous les expressions elliptiques qui sont utilisées pour désigner les règles de façons codées. Dans toutes les langues, il existe une lexicologie souvent très créative et extravagante qui exprime au mieux une complicité entre filles, au pire un assentiment à l’interdit de désigner ouvertement le flux cataménial. Il y a des expressions drôles mais aussi des expressions terribles. Les Américaines disent : « I am decorated with red roses » « the visitor », « driving a red car », « Red flag week », les Allemandes « le roi rouge », « le tarif mensuel », les Cubaines « les pluies sont arrivées » mais aussi « le coup de couteau ». En France, nous parlons de nos « affaires », de nos « cardinales », des « Anglaises » et des « ours »…
« The curse », la malédiction, est l’expression qui m’a le plus choquée, d’où le nom de l’exposition. Je voulais, avec la photo « Les Anglais », et l’affichage de ces mots, montrer directement comment on stigmatise ce phénomène naturel, alors qu’il n’y aucune raison de vivre ça comme une punition. Même si on a la chance d’avoir grandi dans un environnement dégagé des croyances religieuses et populaires, ça reste des éléments culturels, et on peut se demander : que fait-on, de ce privilège ?
Dans la photo « La tâche », j’ai représenté l’angoisse de plein de femmes, celle de tacher un vêtement blanc, mais je l’ai fait de façon joyeuse et drôle. J’ai mis volontairement en scène une jeune femme, car j’espère que les générations qui arrivent vont aborder les choses de façon plus détendue.
Quel est l’accueil du public jusqu’ici ?
Les réactions sont très bonnes dans l’ensemble. Particulièrement les réactions masculines, certains disent même que ces photographies les soulagent et les libèrent.
Est ce que l’exposition est amenée à tourner dans d’autres espaces, d’autres villes ?
Je l’espère, si la mayonnaise prend et qu’elle ne tourne pas.
Propos recueillis par Camille Emmanuelle
« The Curse, la malédiction » de Marianne Rosenstiehl. Le Petit Espace, 15, rue Bouchardon, 75010 Paris. Photos exposées dans leur totalité jusqu’au 6 décembre 2014, dans le cadre du Mois de la photo, puis partiellement jusqu’au 24 décembre 2014.
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