Mise en lumière des genres et techniques, apprentissage éthique du regard… cette grande exposition d’été plonge dans la représentation du corps au-delà de l’humain physique, trop physique.
Au fil d’expositions monographiques récentes, le corps sculpté réaliste s’est fait une place dans le paysage artistique. Le symptôme est tenace, et sa seule déclinaison en France irait de Charles Ray, à l’honneur l’an passé au Centre Pompidou et à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, à l’ouverture récente d’Elmgreen & Dragset – Bonne Chance au Centre Pompidou-Metz, en passant par Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, jusqu’en novembre prochain. La plupart de ces propositions n’épellent pas directement le nom d’hyperréalisme.
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Né dans les années 1960-1970 aux États-Unis, ce courant aura rassemblé peintres et sculpteur·rices autour d’une reproduction minutieuse d’un réel qui voit alors sa texture changer : la société de consommation imprime sa marque d’images et logos publicitaires, les classes moyennes s’imposent comme nouveau sujet accédant aux loisirs, mais c’est aussi l’érosion d’un rêve américain sous l’effet de la guerre du Vietnam ou des mouvements pour les droits civiques.
La sculpture d’un corps non idéalisé
L’hyperréalisme, c’est un fait, a longtemps eu mauvaise presse : bourgeois, conservateur dans sa reproduction qui tord le cou aux principes formalistes de l’art pour l’art. Or tout se passe comme si, précisément, les changements sociaux venaient, à chaque nouvelle époque, remettre sur le devant de la scène le courant et ses émules extra-américain·es et contemporain·es. Actuellement, cela aurait trait aux évolutions de l’appareil technologique de représentation, en commençant par les outils de retouche d’image les plus quotidiens.
La grande exposition d’été que consacre le musée d’Arts de Nantes à la sculpture d’un corps non idéalisé, qui dès lors n’a peut-être d’hyperréaliste que le nom, sonne juste, ne serait-ce que par l’esprit d’époque.
Jamais simplement offerte
Hypersensible, c’est son titre, est une exploration de la sculpture hyperréaliste : des pionniers américains comme Duane Hanson (dont le musée est la seule collection publique à conserver une sculpture, la Flea Market Lady de 1990), John DeAndrea ou Marc Sijan, jusqu’à leurs épigones contemporain·es, à l’instar de Gilles Barbier, Berlinde De Bruyckere ou Daniel Firman.
Dans le patio du musée (à l’origine un jardin de sculptures), les visiteur·ses déambulent dans une quiétude ourdie d’un certain recueillement : il y a peu de smartphones brandis au pas de course – ce phénomène devenu propre au tourisme culturel et à l’expérience artistique géolocalisée.
La reconnaissance est retardée, fragmentée, masquée, parfois même mise en suspens
Ici, la rencontre avec l’Autre, avec ce visage qui, aurait dit le philosophe Emmanuel Levinas, nous désarme par sa vulnérabilité éthique, s’opère. Il n’empêche que la reconnaissance est retardée, fragmentée, masquée, parfois même mise en suspens, voire carrément en lévitation : la scénographie ménage des niches et des ouvertures qui découpent les sujets. Et au sein du parcours, la figure humaine, entière, arrive tard, pour n’être jamais simplement offerte : Gilles Barbier moule trois fois ses mains, Saana Murtti suggère une présence sous des tas de tissus, Evan Penny aplatit l’image, Tony Matelli parsème les plinthes de ces herbes retorses que l’on dit mauvaises.
S’éloigner de la question de l’identification
Alors, l’énigme de la rencontre avec l’Autre perdure en se défilant. Mais, par l’accent mis sur le caractère “sensible”, l’exposition porte une autre lecture. Le parti pris parvient paradoxalement à un résultat anti-spectaculaire et fait tenir l’ensemble, pourtant composé d’œuvres à échelle 1 voire monumentales, avec une finesse tramée de suggestion et d’onirisme. Resituer ce regain d’attention pour la sculpture hyperréaliste au sein d’un musée décuple l’intérêt intrinsèque de l’exposition. Et le contexte permet tout autant de s’éloigner de la question de l’identification.
Tout autre que soi, aussi réaliste soit sa représentation, découle forcément d’un positionnement
L’ensemble rejoue des gestes et techniques de l’histoire de la sculpture, où l’on parcourt la polychromie, du moulage ou de l’insertion d’artefacts réels au sein de la représentation. Pour l’époque actuelle, c’est aussi, par rebond, se rendre compte que tout autre que soi, aussi réaliste soit sa représentation, découle forcément d’un positionnement. Ou, pour le dire plus directement, d’intérêts subjectifs, d’une énonciation située.
Un (ré)apprentissage qui, dans le monde usuel, permet de considérer autrement, avec un regard éthique mais aussi critique, le peuple des avatars et autres selfies passés par des applications de retouche. Dès lors, ils partagent avec nous une hyperhumanité au-delà de l’immédiatement physique.
Hypersensible – Un regard sur la sculpture hyperréaliste au musée d’Arts de Nantes, jusqu’au 3 septembre.
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