Isabelle Huppert et Louis Garrel brûlent littéralement les planches dans la reprise des « Fausses Confidences » de Marivaux par Luc Bondy : un hymne à l’amour mis en scène avec passion.
Luc Bondy nous l’avait annoncé lors des répétitions des Fausses Confidences de Marivaux, avant sa création en janvier 2014 : il n’aurait de cesse de s’opposer à la mécanique trop prévisible de son auteur, de contrarier le sentiment qu’avec cette pièce tout était joué d’avance. Sur le plateau, la démonstration dépasse de très loin l’exercice de style et tout, dans sa mise en scène, brille d’une rare intelligence comme de la plus subtile des émotions, qu’il s’agisse de sa lecture du texte, de la direction des acteurs ou d’une scénographie quasi magique qui, sous des lumières sensibles, inscrit la poétique chronique d’un chaos amoureux sans pareil au cœur des ors et des velours rouges de la salle de l’Odéon.
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Dans Les Fausses Confidences, son ultime pièce écrite en 1737, Marivaux démontre une nouvelle fois comment l’amour et l’irrépressible attirance qui font s’unir deux êtres peuvent sans coup férir s’affranchir du qu’en-dira-t-on de leur époque et, à quelques années de la Révolution, mettre à bas le monde d’une société bourgeoise qui pourrait prétendre avoir d’autres ambitions que de s’anoblir en se rapprochant par le mariage de l’aristocratie. Avec l’hypothèse de lancer un jeune homme désargenté (Louis Garrel) dans l’arène d’une famille de la riche bourgeoisie au prétexte qu’il est fou amoureux de la maîtresse de maison, la riche veuve Araminte (Isabelle Huppert), le voici qui mobilise l’inframonde des valets, tous plus roués les uns que les autres, pour ourdir un complot afin d’unir ces deux-là contre l’avis d’un clan mené à la baguette par une dame de fer, la mère d’Araminte (Bulle Ogier).
“En vérité, tout ceci a l’air d’un songe”
Mais comment démonter un à un les rouages de cette mécanique d’horlogerie sans passer à côté de son sujet ? Amoureux impénitent de la vie, Luc Bondy, pour ce faire, ne s’accroche qu’à une seule vérité, celle de prendre pour argent comptant le coup de foudre qui, dès leur première rencontre, scelle les rapports secrets entre Louis Garrel et Isabelle Huppert. L’amour devient alors cette énergie tourbillonnante qui bouscule tous les principes, contamine sans faire le tri chacun des protagonistes, en plantant sa graine de folie dans le comportement des personnages. C’est Marton, la servante, qui annonce la couleur : “En vérité, tout ceci a l’air d’un songe.” Et c’est ce songe quasi surréaliste qui, à la manière d’une hallucination collective, entraîne chacun à sortir de ses gonds.
Dans un décor qui se construit et se déconstruit sans cesse, comme si les murs de la demeure eux-mêmes étaient gagnés par cette fièvre qui chez les humains fait chavirer les cœurs, la maison d’Araminte se transforme peu à peu en une fabuleuse nef de fous où l’on marche à côté de ses pompes : on en sort par les fenêtres, on y rampe sur le sol, on s’y pâme de plaisir, on s’y évanouit d’effarement, on s’y jette au visage ses quatre vérités, tandis que dans leur face-à-face les amoureux qui n’osent se déclarer sont les seuls à savoir que ce champ de bataille où plus rien ne subsiste sera à terme le creuset de leur passion victorieuse.
Irrésistible douairière contrariée
Chacun à sa manière le vit dans la sidération. Sublime, forcément sublime, Isabelle Huppert est celle qui nous entraîne dans ce rêve, elle qui ne touche plus terre et vacille si délicieusement dès le premier regard posé sur son futur amant, Louis Garrel, si juste, jusqu’au comique, dans le rôle du prétendant submergé par l’émotion d’oser désirer une femme inaccessible. En rogne du début à la fin, Bulle Ogier compose avec génie une irrésistible douairière contrariée cherchant jusqu’au bout à imposer son aristocrate poulain, le comte Dorimont (Jean-Pierre Malo), impeccable de dignité en dindon de la farce consentant.
Côté valets, c’est un festival ! Dubois (Yves Jacques), stratège au petit pied, tire sans cesse sur son mégot avec la mèche au vent, en rivalité avec un Arlequin drolatique jusqu’à l’absurde, qui dévide le cahier de doléances de ses revendications, dignes d’une réunion des AA (rôle créé par Jean-Damien Barbin et repris par Fred Ulysse). Et que dire de Marton (Manon Combes), amoureuse éconduite et dupe au grand cœur qui sera la seule à faire les frais de cette idylle imparable.
Autant dire que cette sidération à l’œuvre sur le plateau est communicative et que chaque spectateur se retrouve lui aussi gagné par le virus d’un spectacle qui se regarde, le corps tendu comme un arc, pour en jouir à chaque seconde. Démarrant toutes lumières allumées dans la salle, la pièce nous entraîne, via une cage de scène capable de se transformer en sombre nuit étoilée, vers une image finale où les amants, épuisés et séparés, semblent submergés par l’ampleur du travail accompli. Une fin ouverte qui, avec pudeur, se méfie des happy-ends et laisse à l’imaginaire de chacun le loisir de croire, ou pas, à leur béatitude dans ce champ de ruines enfin devenu un pays des rêves s’accordant à leurs désirs. Fabienne Arvers et Patrick Sourd
Les Fausses Confidences de Marivaux, mise en scène Luc Bondy, avec Isabelle Huppert, Manon Combes, Louis Garrel, Yves Jacques, Sylvain Levitte, Jean-Pierre Malo, Bulle Ogier, Fred Ulysse, Bernard Verley, Georges Fatna, Arnaud Mattlinger, du 15 mai au 27 juin à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe
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