Dans un livre, la photographe Anne Kuhn donne corps à des héroïnes de l’histoire de la littérature. Comme une manière d’interroger la condition féminine, par le jeu sur l’image.
Dans le champ enflammé d’un féminisme réactivé par les scandales sexuels à répétition, la question de la liberté, entravée, des femmes se repose avec une acuité inédite. Le travail photographique d’Anne Kuhn, inspiré par quelques héroïnes célèbres de l’histoire de la littérature, s’inscrit dans ce moment particulier, même s’il n’en procède pas directement.
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Démarré largement avant les prises de parole répétées d’aujourd’hui, ce travail rassemblé dans un livre fait écho à sa manière à de nombreuses revendications et questions remises au goût du jour. “Est-on jamais libre ? Subir ou choisir ? Jusqu’où s’impose l’étau des conventions ? Dans quelle mesure la contrainte stimule-t-elle la créativité ?”… Ces questions rythment le livre d’Anne Kuhn, qui à travers des portraits en diptyques de figures légendaires de la littérature et des extraits de textes mis en miroir, interroge les traits de la condition féminine. “Entre allégorie et fiction“, la photographe avoue avoir voulu s’attacher à quelques motifs éternels – l’attente, la révolte, les convenances, la reconnaissance… –, dont les travers de l’époque contemporaine ont renouvelé l’enjeu.
Héroïnes littéraires
La liste de ses héroïnes traverse la meilleure part de la littérature ancienne, moderne et contemporaine, puisqu’elle évoque autant Les métamorphoses d’Ovide que Madame Bovary de Flaubert, Lolita de Nabokov que 24 heures de la vie d’une femme de Zweig, Esther de Jean Racine que Pourtant je m’élève de Maya Angelou, Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau que Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, L’Astragale d’Albertine Sarrazin que Thérèse Desqueyroux de Mauriac, Les Liaisons dangereuses de Laclos à Un lieu à soi de Virginia Woolf… Chaque roman prélevé dans le patrimoine littéraire est l’occasion pour la photographe de projeter l’idée qu’elle se fait de l’incarnation de ses personnages. Des personnages décrits dans leur cadre historique supposé autant que plongés fantasmatiquement dans le présent.
Sophistication et sauvagerie
A ce jeu iconique et ironique abritant la fantaisie d’un regard féminin sur l’histoire qui l’a constitué, Anne Kuhn se livre avec un mélange de sophistication et de sauvagerie. Ses images traduisent ses questionnements, comme elles semblent aussi s’en dégager, laissant le mystère de l’incarnation prendre le pas sur le didactisme d’un discours.
Marquée par l’exposition, il y a plusieurs années, de Sophie Calle, “Prenez soin de vous“, la photographe revendique “la possibilité de raconter une histoire personnelle à un public anonyme, mais aussi d’interroger le spectateur en le renvoyant à sa propre expérience“. A travers des questions multiples – “l’ascenseur social est-il réservé à une minorité ?“, “la révolte relève-t-elle de l’utopie ?“, “ Est-on jamais libre ?“, “Faut-il à tout prix s’affranchir de l’enfance ?“…, Anne Kuhn confère à ses héroïnes autre chose qu’une simple image : elle restitue la part politique qui les habite, comme si elles portaient, malgré elles parfois, la marque d’une histoire inachevée, d’un appel à entendre. Comme l’indique dans la préface l’ami Bernard Lenoir, “ces questions existentielles sont à l’origine d’une souffrance souvent prétexte à de nobles démarches artistiques où, comme nous pouvons l’observer tout au long de ce livre, il n’est pas interdit de réfléchir.”
Héroïnes d’Anne Kuhn (Contrejour, 30 €)
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