Deux expositions au Musée Matisse et à la Fondation Maeght rappellent combien Henri Matisse entretenait des relations amicales et admiratives avec d’autres peintres, comme Miró et Bonnard. Des amitiés qui ont nourri son œuvre libérée des conventions esthétiques.
À l’image de tous les grands artistes, dont on ne cesse au fil du temps de relire les œuvres pour réajuster le regard parfois trop fixe sur eux, Matisse (1869-1954) n’a toujours pas dévoilé tous ses secrets. Autant que Picasso, les historien·nes de l’art continuent de réinterroger ses gestes, de comprendre ce qui a animé son regard jusqu’à sa mort.
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Cet été, outre la passionnante exposition L’Atelier rouge à la Fondation Vuitton, consacrée à la genèse de son chef-d’œuvre, deux expositions instructives accordent à Matisse un statut particulier : celui de l’ami des artistes. Henri, un ami qui vous veut du bien, aurait-on envie de déclamer à son propos, tant sa générosité, sa curiosité, son admiration pour d’autres peintres que lui, participent de sa propre mythologie, de sa propre façon d’exister en tant qu’artiste.
Les deux peintres qui n’ont cessé de l’obséder, au point de nourrir et influencer son propre travail, en l’ouvrant à d’autres perspectives, ne sont pas des moindres : Miró et Bonnard furent l’un et l’autre, de manière évidemment différente, deux modèles d’inspiration essentiels, comme le suggèrent l’exposition au Musée Matisse à Nice, MiróMatisse, au-delà des images, et celle à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, Amitiés, Bonnard-Matisse.
Matisse et Miró : une “inquiétude critique” en commun
À Nice, le commissaire Rémi Labrusse, accompagné par la Fundació Joan Miró à Barcelone et le musée Matisse, interroge subtilement les affinités entre les œuvres d’Henri Matisse et de Joan Miró. L’historien de l’art reconnaît que le rapprochement entre les deux artistes ne coule pas de source au premier abord. Appartenant à des générations différentes (Matisse est né en 1869, Miró en 1893), associés à des mouvements artistiques différents (le fauvisme pour Matisse, le surréalisme pour Miró) et à des approches esthétiques différentes (“l’harmonie décorative” pour Matisse, “l’inquiétante étrangeté” pour Miró), les deux artistes ont appris à se connaître, à se regarder, à s’admirer. L’un active l’autre en termes de désir de peindre.
Car tous deux, par-delà leurs styles évidemment marqués, partagèrent des visions communes. Selon Rémi Labrusse, “ils ont tous les deux fondé leur création sur une critique approfondie de la tradition des images en Occident”. “Leurs pratiques élargies de la peinture et du dessin ont été animées par cette inquiétude critique. C’est pour cette raison qu’ils se sont reconnus et admirés mutuellement” poursuit-il.
Tout le propos de l’exposition est de mettre en acte cette relation affinitaire par la mise en miroir de leurs tableaux, de leurs dessins ou de leurs mots admiratifs échangés, de leurs pratiques communes aussi, comme les livres illustrés qu’ils adoraient l’un et l’autre (Jazz de Matisse en 1947 ; les livres de Miró sur la figure d’Ubu entre 1966 et 1975).
“Conférer aux images une nouvelle puissance”
Matisse confia à Louis Aragon qu’il situait Miró parmi ses artistes préférés, déclarant : “Miró, oui Miró, parce qu’il peut bien représenter n’importe quoi sur sa toile”. Les peintres partagent de fait le même désir d’un dépassement de la représentation picturale au sens académique du terme. Si Miró défend l’idée théorique d’un “assassinat de la peinture”, Matisse, lui, place la notion de “décoratif” au cœur de son système esthétique. Pour autant, ils cherchent l’un et l’autre, en coloristes exceptionnels, à déconstruire et refonder les images qui disent le monde, à “conférer aux images une nouvelle puissance”, suggère Rémi Labrusse.
Matisse, qui a lu Bergson et apprécie son vitalisme philosophique, peint l’énergie que lui donne un paysage. Tous deux pensent l’abstraction tout en s’attachant aux objets du quotidien. Tous deux sont obsédés par les “espaces en expansion” : Matisse défend les “espaces cosmiques”, Miró “le Palais de l’au-delà”. Ce sentiment cosmique prend toute son ampleur dans la dernière salle, mettant en miroir la toile de Matisse, Vue de Notre-Dame (1914) et celle de Miró, Tête de paysan catalan (1925), où sur fond bleu le vide et le plein tendent vers un même sens de l’infini. Chacun à sa manière, ils visent à pousser la pratique des images au-delà d’elle-même, pour écrire une page nouvelle dans l’histoire de la peinture.
Matisse et Bonnard : une affinité sentimentale
L’ami Henri Matisse a entretenu aussi une relation particulière avec Pierre Bonnard (1867-1947), comme le met en lumière la Fondation Maeght qui, à l’occasion de ses soixante ans d’existence, ouvre de nouveaux espaces magistralement conçus par l’architecte Silvio d’Ascia qui a imaginé quatre nouvelles salles dont deux, d’une beauté renversante, offrent une vue unique sur le jardin par de larges baies vitrées. Un geste architectural minimal, sublimant le bâtiment historique de Josep Luís Sert.
L’exposition curatée par Marie-Thérèse Pulvenis de Seligny, Amitiés, Bonnard-Matisse, retrace les liens des deux peintres, amis avec la famille Maeght, et cherche à comprendre les liens entre leurs propres pratiques artistiques, perceptibles dans quelques motifs thématiques précis (la lumière du Midi, le nu, la rue, l’autoportrait, l’influence du japonisme…). Grâce à des prêts de grands musées, mais aussi des prêts des familles Matisse, Bonnard et Maeght, dont des documents intimes et familiaux (ce film de plage où Bonnard sort de l’eau, la peau sur les os, tel un Gandhi, est fascinant), l’exposition s’attarde notamment sur la manière dont Bonnard traite le paysage, et Matisse la danse.
Le parcours témoigne de cette amitié intacte qu’atteste une célèbre correspondance entre les peintres, démarrée en 1926, et prolongée jusqu’en 1947, année de la mort de Bonnard. Ce dernier écrit ceci à Matisse en janvier 1940 : “quand je pense à vous, je pense à un esprit nettoyé de toutes les conventions esthétiques. C’est cela qui me permet une vision directe sur la Nature, le plus grand bonheur qui puisse arriver à un peintre”.
Si Matisse se disait fasciné par le sens de la couleur de Bonnard, ce dernier avouait son admiration pour le sens de la composition de son ami Henri. L’affinité qui se joue ici tient moins d’une affinité esthétique, comme avec Miró, que d’une affinité sentimentale. Deux grands peintres se regardent, se parlent, s’admirent : il n’y a rien de plus fécond pour son propre travail artistique que de se prêter à ce geste d’attention à l’autre.
MiróMatisse, au-delà des images, Musée Matisse, Nice, jusqu’au 29 septembre
Amitiés, Bonnard-Matisse, Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, jusqu’au 6 octobre
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