De quelle école héritera le prochain directeur des Beaux-Arts de Paris ? Le départ forcé du précédent révèle un clivage générationnel et des hiérarchies figées. Les étudiants font le point et livrent leur version d’une année tumultueuse.
Les Beaux-Arts de Paris sont devenus l’épicentre d’une guerre de l’information et de la désinformation où tous les coups sont permis. Celle-ci culminait en juillet dernier avec le départ du directeur Jean-Marc Bustamante, arrivé à la direction de l’école en septembre 2015, qui annonçait ne pas renouveler pas son mandat. Un conflit interne l’opposait à une partie des étudiants et du personnel l’accusant de n’avoir pas pris les mesures nécessaires face à des affaires de harcèlement au sein de l’école. Egalement enseignant à l’école depuis 1998 et en poste jusqu’en mars prochain, il n’aurait depuis pas remis pied dans l’enceinte de l’école.
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A l’image d’une école aux clivages internes abyssaux, les camps s’affrontaient depuis de longs mois à coup de tribunes, lettres ouvertes, emails privés rendus publics, tracts et posts Facebook – tout en évitant soigneusement tout dialogue entre les parties concernées. Désormais, la situation semble s’être pacifiée en interne : l’école engage des mesures de prévention et s’ouvre au dialogue avec des parties tierces. A l’extérieur cependant, la bataille ne fait que commencer et les rumeurs vont bon train. Depuis de longues semaines, le monde de l’art spécule sur un jeu de chaises musicales où sont également à pourvoir la tête d’autres établissements de prestige : les Beaux-Arts de Lyon, de Nice et bientôt de Cergy.
Bien qu’aucun candidat n’aie encore été officiellement désigné, une lettre ouverte circule depuis le 8 novembre afin de s’opposer à la probable nomination de l’un d’entre eux. Pour les signataires, le choix de Jean de Loisy, l’actuel directeur du Palais de Tokyo pressenti aux Beaux-Arts de Paris, pose problème par ce qu’il représente : un homme blanc de 61 ans qui selon eux « occupe depuis plusieurs décennies le terrain des institutions artistiques françaises sans jamais porter un projet émancipateur ni défendre une inspiration critique« . Dans cette affaire hautement médiatisée où chacun s’évertue à crier plus haut que son prochain, ce sont au final ceux qui se trouvent dans l’œil du cyclone que l’on entend (ou que l’on écoute) le moins : les étudiants.
L’école divisée, les élèves virés
Alors que l’ex-directeur annonçait son départ par un mail envoyé à son cercle proche le 3 juillet dernier (relayé par Le Monde et le Figaro), la rentrée se faisait également sans directrice des études, placée en arrêt maladie, avec un corps enseignant divisé, et en l’absence de certains étudiants suspendus pendant un mois. Les étudiants en question, ce sont les quatre qui ont enfariné l’ex-directeur le 28 juillet dernier lors de la cérémonie de remise du prix des amis, puis de lui avoir lu une lettre grinçante le félicitant de son départ à la retraite.
Médiatisé à l’extrême, cet acte n’est que l’ultime chaînon d’un conflit les opposant depuis octobre dernier à la direction de l’école. Comme tout autre milieu, l’école des Beaux-Arts de Paris se découvre elle-aussi concernée par la vague Metoo, alors que les langues se délient. La gestion interne de l’affaire révèle cependant un écosystème en vase clos engoncé dans ses hiérarchies d’atelier, ses professeurs en poste depuis trente ans et son aura de prestige déconnectée des besoins de ses étudiants.
« Ni un statement artistique, ni une performance »
Ces étudiants étaient jusqu’alors les seuls à qui parole publique n’avait pas été donnée. Lorsque nous rencontrons trois d’entre eux fin septembre, leur mois de suspension touche à sa fin. « Notre geste n’était pas un statement artistique. Cela faisait un an que nous essayions de passer par les ressources mises à disposition par l’école. La prise de parole forcée était un dernier recours. Contrairement à ce qui a été dit, nous n’avons jamais eu envie de nous faire remarquer« . S’ils ont accepté de nous rencontrer et de raconter leur version des faits, c’est bien pour clore enfin la parenthèse d’une année éprouvante. Pour la même raison également qu’ils préfèrent ne pas être nommés, afin que l’affaire cesse de leur coller à la peau une fois sortis de l’école.
Sur leurs principales revendications, la fin de l’impunité pour les professeurs incriminés et la prise en compte des témoignages anonymes classés sans suite qu’ils ont recueillis, ils tiennent ferme. La suite, en revanche, se fera sans eux et surtout hors des luttes d’intérêts et des conflits d’ego. Pour cette raison, ils ont décidé de passer le flambeau à des acteurs extérieurs, instances d’arbitrage neutre qui sauront solidifier dans des structures adéquates les revendications portées jusqu’ici à bout de bras. Leur dernier geste aura été de rédiger une lettre d’information factuelle placée dans chaque atelier.
Bref rappel des faits
Tout commence le 26 octobre dernier. Françoise Nyssen, alors ministre de la culture, rend visite à l’école. Sa visite intervient dans le sillage du mouvement #metoo. Dans le milieu de la culture aussi, les langues se délient et les yeux se décillent. Sa visite coïncide également avec la mise en cause d’un professeur de l’école, le chorégraphe Daniel Dobbels, dont le spectacle programmé au Théâtre Paul Éluard de Bezons finira par être annulé. Ayant déjà fait part de leur inquiétude au sujet de l’affaire à l’école, les cinq étudiants sont conviés à la réunion sur le harcèlement sexuel avec la ministre. Or très vite, il devient clair pour eux que la réunion n’est qu’un coup dans l’eau destiné à feindre l’écoute de la direction.
Lors de la réunion, l’ex-directeur déclarera selon les étudiants qu’ « aucune plainte » n’était remontée jusqu’à lui. Joann Sfar, « certainement convié à titre de professeur star pour impressionner la ministre« , racontera l’anecdote vieille de vingt ans d’une étudiante en couple avec un professeur qui finira par l’accuser d’agression pour mettre en garde contre la parole des femmes – « parfois, elles mentent« . Face à l’absence de structures d’écoutes adaptées, le groupe des cinq décide de mettre en place un Google Doc afin de recueillir les témoignages anonymes d’étudiant.e.s ayant subi des comportements abusifs, des propos déplacés ou des agressions. « Nous sommes devenus un réceptacle d’histoires. Il y a surtout eu beaucoup de témoignages oraux. Beaucoup refusaient d’aller parler à la direction mais n’osaient pas non plus témoigner anonymement sur la plateforme. »
L’anonymat, le nerf de la guerre
« Plusieurs noms de professeurs revenaient parmi les témoignages. Certains étaient connus comme le loup blanc mais personne n’avait encore osé en parler publiquement. Nous en avons envoyé une vingtaine de ces témoignages à la direction, c’est-à-dire Jean-Marc Bustamante, Patricia Stibbe et Joan Ayrton« . Dans la foulée, le groupe des étudiants lance une pétition courant novembre pour tenter de recueillir du soutien hors de l’école. Leur principale revendication, « simple mais significative« , y est formulée comme suit : « une prise de parole publique et claire de la part des Beaux-arts de Paris, là où le silence ne peut être de mise« . En deux jours, ils recueillent plus de 600 signatures.
A la rentrée, la direction revient sur la valeur des témoignages. « En septembre, quasiment un an après Patricia Stibbe, directrice par interim, nous demande de lui renvoyer les témoignages. Elle explique qu’une veille a été ouverte au sein de l’école, confiée à Julien Rigaber, secrétaire général de l’école, et Agnès Saal, nommée haut fonctionnaire à l’égalité et à la diversité auprès du ministère. Les mêmes témoignages qui, en novembre dernier, avaient été jugés trop peu nombreux parce qu’anonymes. Nous nous sommes renseignés, la loi atteste bel et bien que du moment que cinq témoignages anonymes évoquent les mêmes faits, ils sont dès lors jugés recevables. »
Modèles vivants et pantins manipulés
Dans une affaire où chacun semble prendre le monde entier à parti en évitant tout dialogue entre les parties concernées, la rentrée voyait ressortir une autre tribune. Celle de Joann Sfar, originellement publiée sur Facebook puis relayée par Le Figaro. Nommé professeur de dessin à l’école par Jean-Marc Bustamante en 2016 après y avoir lui-même étudié, il y racontait sa propre version des faits. Une approche certes subjective mais nettement moins que celle qu’il donnera de l’affaire dans son dernier livre.
« Fin août, nous avons été assez surpris de découvrir le dernier livre de Joann Sfar, intitulé Modèle Vivant. Sur la quatrième de couverture, il est question d’un professeur de dessin récemment embauché aux Beaux-Arts de Paris qui va être appelé pour résoudre le problème du harcèlement sexuel à l’école. Rien n’est romancé, le ton adopté est très ironique. Au point qu’un chapitre entier soit consacré à la réunion d’octobre. Nous y sommes quand même décrits comme des étudiants ultra-favorisés. Il nous neutralise en nous présentant comme des pantins manipulés au sein d’une conspiration de pouvoir, ce qui disqualifie entièrement le sujet dont tout cela procède : le harcèlement et les abus de pouvoir. »
Un problème structurel autant que générationnel
Suite à leur action fin juillet, ils passent en conseil de discipline pendant 4h30, une mesure qui divise le personnel. « En face de nous, il y avait Patricia Stibbe, la directrice adjointe mais sur les deux enseignants tirés au sort, un seul est venu. Ils voulaient qu’on s’excuse, nous avons refusé. Au départ, la peine devait être de six mois, nous avons finalement écopé d’un mois de suspension. On a voulu nous punir pour l’exemple, alors que les enseignants incriminés dans les affaires de harcèlement n’ont à notre connaissance pas été inquiétés. » Ce que l’affaire révèle, c’est aussi et surtout l’impasse dans laquelle se trouve une école qui fonctionne en vase clos, coupée de l’extérieur et scindée par un système d’ateliers qui fonctionnent comme autant de castes. Une école, enfin, qui croule sous le poids des traditions, de l’héritage et d’un prestige de façade.
« C’est un problème de génération, les étudiants se parlent entre eux, ils nous parlent, ainsi qu’à leurs amis et aux étudiants des autres écoles d’art dont beaucoup nous ont tout de suite soutenus. La direction est débordée par les événements et totalement déconnectée. Avec les célébrations de mai 68, l’hypocrisie était à son comble : des fausses barricades et fac-similés d’affiches étaient au même moment en vente à la boutique du Palais des Beaux-Arts. Nuit Debout également a été toléré dans l’enceinte de l’école, traité comme une sorte de folklore révolutionnaire, où tout le monde pouvait rentrer et où n’ont été retenus qu’un euro symbolique de dégâts matériels. Mais dès que ressortent des problèmes internes, tout est fait pour les étouffer. »
« L’école est maintenant dans une autre démarche »
« Les choses bougent ailleurs aussi. Nous avons été en contact avec la HEAD à Genève et avec les Beaux-Arts de Nantes, Grenoble ou Angers. On nous a demandé des conseils et nous avons reçu des témoignages d’autres écoles comme des appels à l’aide. Nous nous sommes retrouvés un peu démunis face à tout ça, il faudrait que chaque école prenne maintenant ses responsabilités !« , confiaient fin septembre les étudiants. Lorsque nous les recontactons un mois après, le ton a changé.
« Je pense que notre voix a été entendue et que les choses ont bougé après l’éviction de Bustamante. L’école est maintenant dans une autre démarche, celle de mener à bien ces enquêtes, de mettre en place les cellules d’écoute nécessaire, de faire de la prévention du coté des victimes mais aussi du côté du corps professoral« . Entre temps, deux des étudiants ont achevé leur scolarité. La troisième, encore étudiante continue de suivre l’affaire et vient récemment d’être reçue au ministère. Dialogue avec le ministère, implication des autres écoles : peu à peu, l’école s’ouvre et le climat se pacifie par l’intervention de parties tierces. Au prochain directeur de savoir profiter du moment pour engager les réformes adéquates qui feront entrer l’école des Beaux-Arts de Paris dans le siècle qui est le sien.
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