Soirée de première à l’opéra Bastille pour un très attendu Hamlet qui, sous la baguette de Pierre Dumoussaud, réunit des interprètes d’exception, Ludovic Tézier, Ève-Maud Hubeaux et Lisette Oropesa… L’occasion de vérifier que le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski demeure à soixante ans un trublion de l’art lyrique et un empêcheur de chanter en rond.
Dès le lever de rideau et à travers les transparences des quadrillages métalliques de son enceinte, le château d’Elseneur se dresse à la manière d’un piège, une “souricière” géante enfermant à jamais la destinée d’Hamlet. Contrepoint à la scénographie implacable de Małgorzata Szczęśniak, une vidéo de Denis Guéguin occupe le lointain du plateau avec l’apparition d’une lune immense dévorant la profondeur d’un ciel étoilé, comme la promesse d’un ailleurs romantique en forme d’impossible issue de secours. Montant sous la direction sensible du jeune chef Pierre Dumoussaud l’opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas (1811-1896), Krzysztof Warlikowski concentre l’action dans la chambre d’enfant du prince d’Elseneur, entre une table où l’on tape le carton et un petit lit qui évoque celui des aventures de Little Nemo au pays des songes de Slumberland, dans les comic strips de Winsor McCay.
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Le livret de l’opéra d’Ambroise Thomas prend des libertés avec le récit shakespearien : Hamlet (Ludovic Tézier) échappe à la mort à l’acte cinq pour être condamné à s’occuper de sa mère Gertrude (Ève-Maud Huberaux). Après avoir trompé son royal mari avec son frère Claudius (Jean Teitgen), Gertrude précipite les noces avec son amant sans respecter le temps du deuil. Elle perd la raison en avouant à son fils être la complice du régicide et l’esclave de ses sens.
Flash-back
Selon la formule de Shakespeare, “le temps est sorti de ses gonds” et par un tour de passe-passe dont il a le secret, Krzysztof Warlikowski transforme la pièce en un récit circulaire à l’image d’un serpent qui se mord la queue. Le premier acte devenant la suite de l’acte cinq… le metteur en scène ouvre le spectacle en représentant Hamlet sous les traits d’un vieux garçon neurasthénique veillant sur une mère démente clouée à son fauteuil roulant devant une télévision, qui diffuse Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson (1945). La boucle temporelle se brise dès l’acte deux avec l’invention d’un flash-back qui redémarre l’intrigue vingt ans plus tôt, pour revenir sur l’accomplissement de la vengeance du jeune Hamlet et les tourments du prince vierge, obnubilé par un désir œdipien qui l’empêche d’aimer Ophélie (Lisette Oropesa).
Ici, tout se joue dans des enfermements mentaux où chacun se laisse déborder par sa propre folie. Krzysztof Warlikowski dispose de deux cartes maîtresses pour cristalliser son propos. Pour l’ambiance qui règne à la cour d’Elseneur, il se réfère aux spectacles organisés dans l’hôpital psychiatrique pour aliénés criminels que filme Frederick Wiseman dans son documentaire Titicut Follies (1967).
En présence d’un clown
Et, quand il s’agit de donner un corps au spectre du roi assassiné, il l’incarne dans la peau d’un inquiétant clown blanc (Clive Bayley), réplique de celui imaginé par Ingmar Bergman dans En présence d’un clown (1997), au détail près que ce clown-là, qui révèle à Hamlet la vérité sur les auteurs de son meurtre, a de grands ongles vernis de noir pareils à des serres de rapace.
Ce parcours époustouflant se déguste comme la révélation d’un rêve cruel. Il revisite avec brio la dramaturgie d’Ambroise Thomas en l’éclairant des voix de ses interprètes comme autant d’épiphanies somptueuses. À la peinture d’une nef des fous s’ajoute la convocation d’une sonate des spectres qui nous autorise à conclure avec August Strindberg : “Ni deuil, ni cri, ni peine ne sera plus. Car les choses sont passées.”
Après un triomphe fait au chef et à ses interprètes, Krzysztof Warlikowski, qui est devenu un spécialiste des prêches dans le désert, s’est à peine étonné d’être copieusement sifflé par le public lors des saluts.
Hamlet, opéra de Ambroise Thomas, direction musicale Pierre Dumoussaud, mise en scène Krzysztof Warlikowski. Avec Ludovic Tézier, Éve-Maud Hubeaux, Lisette Oropesa, Jean Teitgen, Julien Behr, Clive Bayley… Jusqu’au 9 avril, Opéra national de Paris, Opéra Bastille
Édito initialement paru dans la newsletter Scènes du 14 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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