Grâce au poème épique de l’auteur latin et aux nouvelles de l‘Américain, le metteur en scène décline avec humour les secrets de coulisses de la vie à deux en une création et une reprise. L’un des grands rendez-vous d’une luxuriante rentrée scènes.
S’il n’y avait pas les silhouettes inquiétantes de cette forêt de sapins qui occupe la cage de scène des Bouffes du Nord, on pourrait s’imaginer débarquer au beau milieu d’un vide-grenier en poussant la porte du théâtre pour assister aux répétitions de la dernière création de Guillaume Vincent.
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D’une statue en plâtre à la gloire d’Elvis à un buffet de cuisine au look pop, ce grand déballage de bibelots et de meubles se décline sur une série d’estrades où l’on s’aperçoit vite que tout marche par paires : des canapés aux chaises en passant par ce qu’on nomme dans les hôtels des lits matrimoniaux. Ce condensé d’un mobilier typique des années 1970 plante le décor de Love Me Tender, un spectacle que le metteur en scène dédie aux nouvelles de Raymond Carver.
“Je me suis vraiment intéressé à son écriture dans les années 90, à l’époque de la sortie de Short Cuts, le film de Robert Altman inspiré de ses nouvelles, raconte Guillaume Vincent. Cette découverte m’avait beaucoup marqué, même si je réalise aujourd’hui qu’en désossant les histoires, Altman n’en avait gardé que le pitch, alors que pour moi, le plus important chez Carver, ce sont les peintures de ses atmosphères et le sentiment de durée qu’il distille dans son écriture.”
Love Me Tender compile en six nouvelles et deux poèmes autant d’histoires de couples qui passent leur temps à s’aimer, s’engueuler, se rencontrer ou se séparer. Quandon connaît la biographie de Carver et les turpitudes de sa vie conjugale, on ne s’étonne pas que, d’une nouvelle à l’autre, les personnages portent les mêmes prénoms et qu’en filigrane la figure de l’auteur traverse tous ces récits.
Découper en tranches chaque dialogue homme-femme
“Depuis l’adolescence, de Tennessee Williams à Edward Albee, je suis très attiré par le réalisme du théâtre américain où l’on joue en buvant dans des verres du whisky, en fumant de vraies clopes au fond des canapés. Ce répertoire m’a toujours fasciné, d’autant plus que je trouve que les metteurs en scène français lui font rarement honneur en l’assimilant à du théâtre de boulevard.”
“Cela faisait longtemps que j’avais envie de m’amuser avec cette esthétique du théâtre américain, même si, en l’occurrence, je pars d’un matériau littéraire. L’écriture de Carver s’y prête et comme je souhaite embrasser l’œuvre à travers plusieurs nouvelles, j’essaie de la sortir du réalisme en l’organisant dans la continuité d’un cut up pour transformer l’impact du texte et fabriquer un paysage pointilliste qui se matérialise de scène en scène.”
“les scènes sont entrecoupées pour se chevaucher les unes les autres”
La belle idée de Guillaume Vincent de découper en tranches chacun de ces dialogues homme-femme brise le carcan du couple pour en faire un mille-feuille d’émotions contradictoires qui déploie l’ensemble des nouvelles à la manière d’une pièce chorale. Ainsi, ce sont huit comédiens qui habitent en permanence ce plateau aux allures de loft communautaire où l’intimité n’a plus sa place.
Alors, façon ping-pong, les acteurs font rebondir les dialogues d’une situation à l’autre. “Les nouvelles sont dans des tonalités très différentes les unes des autres, et comme nous avons huit partitions absolument égales, les scènes sont entrecoupées pour se chevaucher les unes les autres. Je voulais créer de la simultanéité pour arriver à me démarquer de la forme du livre car sinon, en jouant chaque histoire à la suite, le résultat deviendrait contre-productif ; comme si on enfilait des perles.”
Faire monter la mayonnaise de scènes de ménage allant jusqu’au clash
Dans ces conditions, l’enjeu repose en premier lieu sur le choix du casting. L’opportunité d’un atelier sur Carver avec les élèves de l’école du Théâtre du Nord à Lille lui offre l’occasion d’engager dans l’aventure de jeunes acteurs de talent – Victoire Goupil, Cyril Metzger ou Charles-Henri Wolff –, auxquels s’ajoutent quelques familiers de son travail, Emilie Incerti Formentini, Florence Janas, Kyoko Takenaka ou Philippe Smith.
S’agissant la plupart du temps de faire monter la mayonnaise de scènes de ménage allant parfois jusqu’au clash, il était crucial pour Guillaume Vincent de construire les couples en réunissant des acteurs et des actrices aux sensibilités qui s’opposent. “Pour immerger le public dans l’univers de Carver, j’avais tout autant besoin de ces personnalités fortes que d’inventer une forme neuve qui rassemble les nouvelles et légitime le parti pris d’en proposer une vision globale au théâtre.”
Ne se contentant pas de réaliser le rêve d’inventer pour Paris un équivalent du théâtre de Broadway, Guillaume Vincent, qui a deux fers au feu, répète en simultané Callisto et Arcas, le spectacle présenté aux Bouffes du Nord en première partie de soirée. Une remise au goût du jour d’un autre de ses auteurs fétiches, Ovide. L’occasion de mettre en avant l’un des fameux contes mythologiques du poète romain que Guillaume Vincent avait dû écarter d’un précédent spectacle titré Songes et métamorphoses.
D’une durée de cinquante minutes, Callisto et Arcas a été créé à la péniche La Pop la saison dernière par le metteur en scène et l’actrice Emilie Incerti Formentini. “Je ne joue plus très souvent, précise Guillaume Vincent, mais je trouve qu’il est important pour un metteur en scène de se confronter au plateau et de continuer d’éprouver cette expérience de temps en temps.”
Une apparition d’un certain Dominique Strauss-Kahn en 2011
“Mon programme étant plutôt chargé pour cette rentrée, j’ai trouvé plus raisonnable de demander à un autre acteur de reprendre mon rôle. Il se trouve que je connais Vincent Dedienne depuis longtemps et je suis ravi de pouvoir travailler avec lui.”
Dans la version d’Ovide, Jupiter se métamorphose en femme pour violer la nymphe Callisto. Au final, Arcas, l’enfant né de cette union, et sa mère finiront chacun transformés en ours avant d’habiter le ciel et de former les constellations de la Petite et de la Grande Ourse.
“En travaillant sur le projet de ce spectacle juste au moment du scandale déclenché par l’affaire Weinstein, je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose d’intéressant à faire avec Ovide en réactualisant son propos. C’est ainsi que le dieu des dieux devient dans ma version un metteur en scène qui se transforme en sa propre assistante pour abuser sexuellement d’une actrice dans sa chambre d’hôtel.”
Une résistance à la facilité
En fidèles des spectacles de Guillaume Vincent, on lui fait remarquer que, du côté des harceleurs, il avait déjà fait apparaître, en 2011, un certain Dominique Strauss-Kahn en peignoir de bain dans sa pièce The Second Woman, inspirée du film Opening Night de John Cassavetes. “Même si ça fait longtemps que je suis sensible à cette question, c’est vrai que depuis un an et demi et le mouvement #MeToo,on ne peut s’empêcher de penser que quelque chose nous a été révélé pleinement.”
“Je me surprends depuis à traquer dans les œuvres les traces de la pensée machiste. Je reconnais qu’il y a bel et bien chez Carver un fond de misogynie que nous n’avons pas voulu nier. Il ne s’agit pas de s’autocensurer, mais sur la question de la représentation sur le plateau de la violence faite aux femmes, de telles scènes me sont devenues insupportables et nous avons tout simplement renoncé à ce que les actrices subissent ce type de démonstration exaltant la puissance du mâle. Qu’il s’agisse d’Ovide ou de Carver, on l’a exclu de la représentation.”
En résistant à cette facilité, la cruauté assumée de ces deux spectacles évite le trash du brutal et gagne sans conteste en vérité dans le bras de fer manifeste qui se joue depuis la nuit des temps entre les hommes et les femmes.
Love Me Tender d’après des nouvelles de Raymond Carver, Callisto et Arcas d’après La Métamorphose d’Ovide, adaptation et mise en scène Guillaume Vincent, du 14 septembre au 5 octobre et du 15 au 27 septembre au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris Xe)
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