A Besançon, le Frac Franche-Comté met à l’honneur la fantasque Georgina Starr associée aux Young British Artists des années 1990, dont les œuvres sonores et vidéo font le tour d’un quart de siècle d’art made in UK. Entretien.
Nous sommes au tout début des années 1990 de l’autre côté de la Manche. Alors que les basses de l’acid house faisaient trembler les murs de l’establishment, une bande d’artistes investissaient eux-aussi les entrepôts abandonnés de la périphérie londonienne. Turbulents, géniaux et légèrement mégalos, la plupart sont encore étudiants au Goldsmith College of Art.
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Surtout, face à un marché de l’art qui végète et des institutions qui s’empâtent, ils n’ont aucune envie d’attendre qu’on vienne les chercher. Tout de suite, ils veulent frapper fort et voir grand. Ces agitateurs de la première heure, on les connaît : aujourd’hui, ils sont devenus des superstars, raflent les prix les plus prestigieux et n’ont depuis belle lurette plus aucun besoin de s’organiser par eux mêmes – car tout le monde se les arrache.
Damien Hirst, Sarah Lucas, Rachel Whiteread, Douglas Gordon, Tracey Emin, Tacita Dean, Marc Quin ou encore les frères Chapman, tous commencèrent pourtant par exposer ensemble au sein de ce groupe que l’histoire de l’art érigera en mouvement en le nommant « Young British Artists », d’après le nom de l’exposition « Young British Art » organisée en 1992 par le publicitaire et marchand d’art Charles Saatchi.
Mais parmi le bruit et la fureur, celui qui tend bien l’oreille décèlera en contre-point une mélodie plus ténue. Insidieuse et entêtante, elle s’infiltre et circule en trame de fond, de sorte qu’on se mette nous aussi à la siffloter l’air de rien. Cette mélodie, c’est Yesterday, le fameux tube des Beatles. C’est aussi et surtout une œuvre emblématique de l’artiste Georgina Starr, née en 1968, figure tout aussi emblématique de l’époque, qui accompagnera les Young British Artists sans cependant jamais s’y laisser subsumer tout à fait.
Comme la mélopée évanescente mais entêtante de l’œuvre Yesterday, pour laquelle elle dissimule un magnétophone cassette dans un casier de son école diffusant la mélodie sifflée en question bientôt fredonnée par toute l’école, son travail se charge d’apporter l’espièglerie et l’autodérision faisant défaut aux shows clinquants et criards de ses ainés. Plus jeune, issue d’un autre parcours, Georgina Starr ne s’est jamais laissé enfermer dans aucun groupe : ni les YBA, ni même le monde de l’art, continuant à fréquenter tout aussi bien les milieux de la musique, du théâtre et de la littérature.
Cette transdisciplinarité, ainsi qu’une tonalité résolument personnelle de ses œuvres où elle intervient souvent comme sujet et acteur principal, fait d’elle à la fois un témoin privilégié de l’Angleterre des années 1990. Et en même temps, la tonalité subjective l’inscrit également dans une permanence historique plus profonde.
En exploitant les technologies d’enregistrement du son et de l’image et en se mettant systématiquement en scène, Georgina Starr dessine une cartographie mentale du monde où l’archive personnelle diffracte l’esprit d’une époque. Captivée par les mass media naissants, la voix désincarnée et ventriloque du téléphone ou l’image manipulable de la caméra vidéo qui se démocratise à ce moment-là dessinent les contours évanescents de nouvelles histoires de fantômes pour grandes personnes.
Après une première exposition en France en 2010 autour de ses œuvres sonores, avec la présentation des deux projets « I am the Record » et « I am the Medium » au Confort Moderne à Poitiers, c’est au tour du Frac Franche-Comté de lui offrir sa plus grande exposition monographique hexagonale à ce jour, intitulée Hello. Come Here. I want you, mêlant les œuvres des années 1990 et les productions récentes qui en reprennent et réactivent les thèmes et les personnages.
L’exposition au Frac Franche-Comté commence par Yesterday (1991/2010), une œuvre que vous réalisez à 23 ans, alors que vous êtes encore étudiante. Être artiste dans le Londres du début des années 1990, c’était comment ?
Georgina Starr – Comme que je ne venais pas directement de l’art, j’ai eu l’impression de débouler dans un monde inconnu et étrange. Avant d’entrer en Master of Arts à la Slade School of Fine Art, j’avais suivi un Bachelor de Design à Middlesex à Londres, où j’étais spécialisée en céramique. Dès la troisième année, je me suis rendu compte que la sculpture m’intéressait davantage. J’ai alors commencé à réaliser d’énormes structures cinétiques en verre et en métal qui émettaient du son. A la Slade, le son a pris une importance encore plus grande dans mon travail. C’est à cette époque, lorsque que j’étais glisser de l’une à l’autre pratique, que j’ai réalisé deux des œuvres visibles dans cette exposition, Yesterday et Static Steps, respectivement mes premières œuvres sonores et vidéo. Même à ce moment, je ne connaissais à vrai dire pas grand-chose de l’art ou des artistes. Je n’étais influencée par rien ni personne ; je me contentais d’expérimenter un tas de choses et de m’amuser. A présent, je me rends compte à quel point j’étais libre, comparé aux autres étudiants issus d’un cursus plus classique. Eux avaient déjà accumulé une connaissance pointue de l’histoire de l’art, et avaient donc en tête la conscience ce qui avait déjà été fait. J’étudiais dans le cours de Phyllida Barlow, qui représente cette année l’Angleterre à la Biennale de Venise. A l’époque, elle avait vraiment embrassé son rôle de professeur à part entière, et elle ne montrait quasiment pas son travail personnel. Ensuite, j’ai continué à étudier à la Rijksakademie à Amsterdam, mais tout comme aujourd’hui, j’étais davantage inspirée par les films, l’écriture et la musique.
Très tôt, vous vous retrouvez associée aux Young British Artists, participant notamment au group-show emblématique « Brilliant ! » en 1995. Comment les avez-vous rencontrés ?
Après l’école, je suis tout de suite rentrée dans une galerie. A Londres au début des années 1990, le marché de l’art n’était pas vraiment structuré. Il n’y avait qu’une poignée de galeries – peut-être cinq, pas beaucoup plus. Je ne me suis donc pas vraiment rendu compte de l’importance d’être représentée par une galerie, mais c’est par ce biais les gens ont commencé à voir mon travail et à le reconnaître. Les Young British Artists étaient alors en train d’émerger. Ils étaient plus vieux que moi, puisqu’ils ont environ la cinquantaine auourd’hui, mais j’ai commencé à montrer des œuvres dans les mêmes expositions qu’eux : Crying ou The Nine Collections of the 7th Museum faisaient souvent partie des expositions étiquetées Young British Artists. Cependant, je ne me suis jamais vraiment sentie en adéquation avec eux. Leur ton était sensationnel, adoptant le côté racoleur des slogans et de l’esthétique punchy de la pub, tandis que mes œuvres sont plus immersives et introverties, et demandent plus de temps pour vraiment rentrer dedans. Bien sûr, même si le traitement différait, les points communs existaient et nous nous rejoignions sur les thématiques abordées : l’exploration de l’identité et de l’essor des nouveaux médias. De ce groupe, je continue à fréquenter régulièrement Gillian Wearing, nous sommes amies, et je vois encore les autres artistes de temps en temps. Mais encore une fois, je ne fréquente pas particulièrement le monde de l’art.
Effectivement, la qualité atemporelle de vos œuvres provient de l’exploration intime et du déploiement d’une vision très personnelle du monde, où vous êtes souvent le sujet et le personnage principal…
Ce n’était pas du tout courant à l’époque. De mon côté, j’avais grandi avec des enregistreurs audio : à 10 ans, mon père m’a offert mon premier magnétophone cassette. Depuis, je n’ai jamais cessé d’enregistrer des sons et des voix, un peu au hasard, ceux qui m’entouraient au quotidien. J’étais obsédée par la voix désincarnée du téléphone – et c’est toujours le cas, ce qui explique le titre de l’exposition : Thomas Edison aurait été le premier à utiliser le mot « Hello » au téléphone, tandis que la légende veut que le premier message que réussit à transmettre son inventeur, Alexander Bell, ait été “Mr Watson, come here, I want to see you”. Tous ces supports d’enregistrement, désuets aujourd’hui pour certains d’entre eux, je les ai gardés, ainsi que des centaines de bandes audio que je n’ai pas encore toutes exploitées. En 1992, j’ai acheté ma première caméra. J’ai compris que ça voulait dire que je pouvais dès lors être à l’intérieur de l’œuvre, un point de vue que je me suis toujours efforcée d’atteindre. Je n’ai que très rarement fait appel à des acteurs. Le processus est très spontané, et n’est en général pas destiné à devenir une œuvre. En 1994, lorsque j’invente le personnage de Junior, mon alter-ego qui me suivra et que je réactive dans « The Joyful Mysteries of Junior » (2012), j’étais toute seule dans une chambre d’hôtel à La Haye en Hollande. Je devais produire une œuvre dans le cadre d’une résidence, j’étais déprimée et je m’ennuyais. Finalement, le jeu que j’avais inventé pour m’en sortir est devenu l’œuvre.
Indirectement, l’exposition porte aussi le témoignage d’une certaine obsolescence programmée doucement nostalgique, puisque vous avez fait le choix de présenter non seulement les films ou les enregistrements audio, mais aussi les supports, les téléviseurs, machines à écrire ou platines vinyles…
Les restrictions du médium jouent un rôle prépondérant. Par exemple, « Visit to a Small Planet » (1995-2017) n’aurait pas pu voir le jour si Internet avait existé. Dans cette vidéo, je pars du souvenir que j’ai d’un film de Norman Taurog découvert à la télévision à l’âge de 10 ans. Comme je voulais le revoir mais que je ne le retrouvais pas, je me suis remise dans les conditions dans lesquelles je l’avais vu : par exemple, je me souvenais que j’avais mangé une boîte de raviolis en le regardant, donc ça a fait partie du point de départ du film. A partir de là, j’ai recréé tout le film moi-même, en réécrivant le scénario de mémoire et en interprétant moi-même les rôles. Au Frac, je montre aussi la cabine d’expérimentation qui m’a servi à me replonger dans les conditions les plus propices à réveiller le souvenir enfoui. Même si je travaille aujourd’hui avec des caméras numériques et que j’édite mes images sur ordinateur, je garde un certain attachement à des supports plus anciens. Je n’utilise plus de magnétophone cassette, mais par exemple, je trouve l’image numérique trop directe et intense, donc je reste sur des vidéos analogiques. Et surtout, le vinyle est un objet très important pour moi. A l’entrée de l’exposition, I am a record (2010-2017) est un dispositif qui permet d’écouter sur vinyle ma collection d’archives sonores, pressée sur plus de 80 vinyles à pressage unique et présentée dans une cabine d’écoute.
Et en même temps, ces thèmes et leur traitement n’a jamais été aussi actuel, anticipant la génération Youtube. Est-ce que vous êtes en contact avec cette jeune génération d’artistes ?
Je donne quelques cours ici et là depuis une vingtaine d’années, au Chelsea School of Art en Anglerre, à la CalArts à Los Angeles et parfois des séminaires à la Royal Academy. Effectivement, je me rends compte des résonances à vingt ans d’écart entre les œuvres des étudiants et les miennes – qu’ils ne connaissent d’ailleurs pas forcément. Aujourd’hui, ce qui était une restriction à l’époque devrait plutôt venir d’un choix : s’empêcher d’aller regarder tout de suite sur internet telle ou telle information pour laisser dériver l’imagination. La nouvelle installation réalisée pour l’exposition au Frac Franche-Comté Moment Memory Monument (2017) était une belle manière pour moi de renouer avec cette manière plus légère de travailler, sans s’encombrer de toutes ces références, certes disponibles mais peut-être superflues.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
« Hello. Come here. I want you » de Georgina Starr, jusqu’au 24 septembre au FRAC Franche-Comté à Besançon
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