Le vandalisme du tableau “Fuck Abstraction !” de Miriam Cahn est révélateur d’une certaine volonté de contrôle de l’espace public.
Dimanche 7 mai, le tableau Fuck Abstraction! de l’artiste suisse Miriam Cahn a été aspergé d’un jet de peinture violette par celui qui a depuis été identifié comme un ancien élu du Front national.
Exposé depuis le 17 février au Palais de Tokyo à Paris, le tableau fait partie de Ma pensée sérielle, la première rétrospective en France très attendue de la peintre suisse célébrée pour sa figuration à la fois spectrale et viscérale. Parmi les sujets qu’elle décline inlassablement depuis les années 1980 se trouvent la vulnérabilité du corps féminin ou les désastres de la guerre, au sein d’une œuvre attentive à rendre l’image aux sans-visages.
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Miriam Cahn : les désastres de la guerre
Jusqu’au 14 mai, date de la fin de la saison en cours du Palais de Tokyo, le tableau conservera ses stigmates. Le 28 mars déjà, le tribunal administratif de Paris avait dû trancher pour le maintien de l’œuvre en question, au cœur d’une polémique montée en épingle sur les réseaux sociaux. En cause, la représentation d’une soi-disant scène pédopornographique : un homme qui forcerait un enfant à lui faire une fellation. En réalité, aura dû expliciter l’artiste, le tableau fait partie d’une série menée autour des crimes de guerre.
Depuis les années 1990, Miriam Cahn dépeint les conflits qui agitent le monde : guerres de Yougoslavie, attentats du 11 septembre, jusqu’à la guerre en Ukraine, et cette toile donc, au sujet faisant référence au massacre de Boutcha. En réalité, la clé de l’affaire n’est pas tant ce que l’on voit ou non, de manière plus ou moins explicite. Les photographies de guerre circulent déjà, précisément depuis le début de la série, il y a trois décennies, qui aura marqué le cycle médiatique 24/24 de la guerre en direct. Une peintre, donc, ne participe en rien de la surenchère dans le choc.
Un arbre gonflable, un tunnel en acier, une même peur
Ici précisément, ce qui inquiète concerne précisément la puissance de suggestion. Le tableau, ou toute œuvre d’art d’invention, n’a pas de sens fixe, pas de lecture unique. Quelque chose échappe à l’identification pour faire signe vers l’invention. Or tout se passe comme si ce que l’on ne pouvait contrôler, classer, rationaliser, ne devait exister dans la sphère publique. L’extrême droite française n’en est pas à sa première dégradation d’œuvres d’art. Rappelons : la sculpture gonflable Tree de Paul McCarthy installée sur la place Vendôme (2014) ou l’installation en acier Dirty Corner d’Anish Kapoor présentée à Versailles (2015).
Dans les deux cas, il s’agissait précisément d’œuvres sans rien d’explicite, où chacun était libre d’identifier – ou non – un motif suggéré : le sapin de Noël du premier pourrait renvoyer un plug anal, le tunnel en forme de trompe du second a été baptisé du sobriquet de “vagin de la reine” par un journaliste. De l’art donc, doté de différents niveaux de lecture. Or le mode d’action, lui, pointe une même dérive : celle d’une lubie de contrôle sur l’espace public, quitte à détruire ce qui gêne, par une haine aveugle ne cachant pas ses ressorts anti-pluralistes.
Vandalisme exterminateur et vandalisme symbolique
Œuvres comme identités : ce qui ne rentre pas dans la norme, dans une norme très relative, celle perpétuée par les sujets majoritaires blancs, hétérosexuels, cis, validistes, doit être éliminé. Il faut à ce stade également distinguer deux modes d’action. Car ce vandalisme-là est bel et bien effectif, il vise à faire disparaître, s’en prend à des œuvres d’art contemporain (ce que l’on ne comprend pas, ce qui est trop nouveau), par peur de laisser advenir autre chose que la préservation patrimoniale d’un passé détenu aux mains de ces mono-identités.
Or il faut le distinguer de cet autre, le vandalisme symbolique des activistes pour le climat dont les actions ont également jalonné l’année. Cet autre mode d’action ne détruit rien : les cibles sont préservées sous verre, seule l’image de l’action demeure. Il vise à attirer l’attention, s’en prend essentiellement à des œuvres patrimoniales, et ce, par souci précisément de préserver le futur et à court terme, de ménager à la possibilité d’un présent autre, qui ne serait plus aux mains de ces quelques sujets réactionnaires.
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