Electron libre de l’art contemporain, Franz West fait l’objet de sa première grande rétrospective à Beaubourg. Où l’on redécouvre, six ans après la mort de l’artiste autrichien, une œuvre littéralement rugueuse et délicate à saisir, mais toujours passionnante.
Les rudiments de son art, le jeune Franz West les aurait appris auprès des assistantes du cabinet dentaire de sa mère. On l’imagine sans peine apprenant à travailler le plâtre, qu’il préfère blanc mais teint parfois d’un rose “gencives”, s’appliquant déjà à confectionner les grotesques prothèses que l’histoire retiendra sous le nom de Passstücke.
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Né en 1947 à Vienne, en Autriche, disparu soixante-cinq ans plus tard dans la même ville, Franz West est l’un des plus grands sculpteurs de la modernité. Il n’empêche : la rétrospective que lui consacre cet automne le Centre Pompidou n’est pas seulement la plus importante, elle est surtout la première. La première du moins à tenter d’organiser de manière chronologique la production d’un artiste qui, de son vivant, veillera toujours à ce que ses expositions lui ressemblent : proliférantes, bordéliques et conviviales. Des six mille œuvres qu’on lui attribue à ce jour,en ont été retenues deux cents, au terme d’une sélection née des efforts conjoints de Christine Macel, conservatrice générale au Centre Pompidou,et Mark Godfrey, son homologue senior curator à la Tate à Londres– où sera ensuite accueillie l’exposition.
“Un véritable travail de recherche de quatre années”
“Il faisait partie des artistes que nous brûlions de montrer, mais une telle exposition est très lourde à porter. C’est un véritable travail de recherche qui nous a occupés pendant quatre années, explique Christine Macel, rencontrée durant le montage. Pour mieux comprendre une œuvre extrêmement complexe, il a fallu enquêter sur les périodes moins connues. Derrière les grandes sculptures pop et colorées, des pans entiers de son travail restaient dans l’ombre.”
L’exposition au Centre Pompidou s’ouvre ainsi sur une série de dessins initiés à la fin des années 1960“qui n’ont jamais été exposés de son vivant”. Longtemps, il se contente de vivoter et produira, tout au long des années 1970, de petits dessins au stylo bille ou à la mine graphite sur papier. Déjà s’y mettent en place les thématiques lancinantes de son œuvre : la scène viennoise, reconnaissable aux décors qui rappellent le Jugendstil, est ici saisie par son versant noctambule, jovial, grotesque, turbulent et sexuel.
Dans une Vienne marquée par Freud et Lacan, le père qu’il faut tuer c’est aussi l’autre père, symbolique celui-là, dont la stature écrase la jeunesse : l’actionnisme viennois
Franz West a la vingtaine, traîne avec une faune bariolée d’artistes, de musiciens, d’écrivains et de dandys sans autre œuvre qu’eux-mêmes. Il vend ses dessins aux restaurants et cafés pour régler la note, tout en ne cessant de vouloir donner à sa mère des gages de sérieux. Il les nomme Mutter Kunst, “l’art pour sa mère”,cette mère bienveillante qui s’entoure d’artistes et va même jusqu’à leur prodiguer gratuitement des soins dentaires.
Lorsque Franz West aura enfin percé,il prendra officiellement le nom de sa mère. Franz West l’artiste se construit ainsi contre Franz Zokan, son nom de baptême qu’il hérite d’un père “communiste et marchand de charbon” dont il ne veut plus entendre parler. Dans une Vienne marquée par Freud et Lacan, le père qu’il faut tuer c’est aussi l’autre père, symbolique celui-là, dont la stature écrase la jeunesse : l’actionnisme viennois. Tout au long des années 1960, Hermann Nitsch, Günter Brus, Otto Muehl et Rudolf Schwarzkogler pèsent lourdement sur la scène viennoise qu’ils lestent d’une charge violente, nihiliste et souvent morbide. Nées sur les ruines encore fumantes de la politique conservatrice puis du nazisme de l’Autriche, leurs performances s’engouffrent à corps perdu dans l’impasse de l’insoutenable.
Réinventer les relations entre forme, couleur, matière et socle
Sang, urine, excréments, masturbation, rituels de préférence blasphématoires, tout y passe. A 16 ans, Franz West assiste à une performance de Günter Brus. Choqué, mais n’en perdant pas pour autant l’humour qui le caractérise, Franz West attend la fin de la performance avant d’inciter la foule à applaudir chaudement le spectacle. La pesanteur se craquèle, l’auditoire se fend d’un sourire. A Vienne, Franz West est celui par qui le rire arrive à nouveau.
Surtout, Franz West veut être un grand artiste. Et même : un sculpteur révolutionnaire. Le corps ne peut jamais simplement rester le corps, de même qu’il rêvera toujours plus loin que le contexte viennois. Il s’agit donc de sublimer ces données de départ afin de réinventer les relations qu’entretiennent entre elles forme, couleur, matière et socle. Les fameuses Passstücke, ces œuvres-prothèses qui demeurent les plus emblématiques de son corpus,en témoignent. A partir de 1973-1974, l’artiste enroule autour d’une tige en métal ou d’un support en bois un mélange de plâtre blanc et de papier mâché, contenant parfois d’autres objets incrustés.
Malgré la référence avouée à Giacometti, ces protubérances composées de bosses et de creux, vite faites et mal fignolées, n’ont rien d’élégant ni même de beau. Rejetant toute idée de contemplation esthétique éthérée, Franz West invite le spectateur à s’en saisir et à les activer. “Pour lui, la manipulation inconfortable de ces sculptures venait révéler une partie cachée de la personnalité”, raconte Christine Macel en passant devant la section duCentre Pompidou dévolue à ces œuvres – dont on pourra à notre tour se saisir.
Le corps quotidien
Le corps qui intéresse Franz West est le corps quotidien dans ce qu’il a de banal. Celui-là boit, mange et pisse (les Labstücke des années 1980 sont formées autour des bouteilles de whisky consommées pendant les vernissages ; Etude de Couleur 1991/1997 invite à se servir de la structure d’acier coloré comme d’un urinoir), il se repose, s’assoit, converse et s’allonge volontiers : dès 1986, West réalise des chaises métalliques sur lesquelles le spectateur peut prendre place, auxquelles succèderont les divans de la grande installation Auditorium présentée à l’exposition d’art quinquennale Documenta IX de Kassel, en Allemagne, en 1992.
En 1989, Franz West expose pour la première fois aux Etats-Unis. En 1990, c’est au tour de la France, où il montre une pièce au musée d’Art moderne de la Ville de Paris avant de représenter l’Autriche à la 44e Biennale d’art de Venise la même année. Qu’il émerge à l’international au seuil des années 1990 n’est pas anodin. Pour Christine Macel, “Franz West est en quelque sorte le pendant artistique du grunge qui apparaît alors dans la mode. Il représente une toute nouvelle esthétique, quelque chose de léger et crade à la fois, rejetant la vision bourgeoise du beau.”
S’il se distancie des actionnistes viennois par une convivialité joviale ainsi que par la fréquentation assidue des cercles intellectuels, il faut également lire dans ses partis pris formels un pied de nez aux artistes du minimalisme et du pop art américain
S’il se distancie des actionnistes viennois par une convivialité joviale ainsi que par la fréquentation assidue des cercles intellectuels, il faut également lire dans ses partis pris formels un pied de nez aux artistes du minimalisme et du pop art américain. Franz West est aux antipodes de ces héritiers ultralisses du ready-made duchampien. Dans l’essai qu’il rédige pour le catalogue d’exposition, Mark Bradford décrit l’esthétique westienne comme “des coagulations abstraites sans organisation formelle repérable, jamais symétriques, la surface brute, dotées d’empreintes et de protubérances qui se révèlent quand on tourne autour des œuvres”.
Que le Centre Pompidou et la Tate montrent Franz West aujourd’hui,que Paris se colore pour l’occasion de trois de ses sculptures publiques (au musée Picasso, au musée Cognacq-Jay et à la Bibliothèque de la Ville de Paris) est un événement pour l’histoire de l’art. Six années après sa mort, le travail de rétrospective est indiqué, mais le moment correspond également aux préoccupations de l’époque.
Une influence immense
De son vivant, son influence auprès des autres artistes est énorme : auprès de ses contemporains avec qui il collabore (les Viennois d’abord, Heimo Zobernig, Herbert Brandl, Albert Oehlen ; quelques internationaux, dont Mike Kelley ou, en France, Jean-Marc Bustamante) comme auprès des plus jeunes qui l’admirent lorsqu’il devient un artiste reconnu à la fin de sa vie (dont Urs Fischer, Rachel Harrison ou Sarah Lucas).
Aujourd’hui, la sculpture d’artistes trop jeunes pour l’avoir connu autrement que posthume esquisse une esthétique du XXIe siècle elle aussi marquée par le délitement de la forme et l’hybridation transgenre. Ces artistes, les Daiga Grantina, Olga Balema, Jesse Darling, Marlie Mul, Enzo Mianes, Mimosa Echard ou Agata Ingarden, ont toutà gagner à se nourrir de l’héritage de cet oncle électif. Au Centre Pompidou, l’exposition de rentrée est un événement mais la découverte de Franz West, elle, ne fait que commencer.
Franz West Du 12 septembre au 10 décembre au Centre Pompidou (Paris IVe)
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