Après avoir attendu l’arrivée de Godot, on guette le départ de Clov… Alain Françon offre une mise en scène brillante à la deuxième pièce de Samuel Beckett, entre absurdité et intemporalité.
Si au commencement était le Verbe, Beckett nous révèle qu’à la fin de tout, seule reste la parole. Les mots pour le dire revêtent alors une importance capitale, comme les silences qui les absorbent ou les amplifient, telle une marée de néant prête à tout engloutir. Dans l’intérieur sans meubles percé de deux fenêtres haut placées où pénètre une lumière grise, le scénographe Jacques Gabel a empli l’espace vide de lignes écrites à la main qui courent sur les murs et le sol.
Echo visuel aux dialogues à venir entre les habitants de cette maison plantée au milieu du désastre ; Hamm, vissé sur sa chaise roulante et aveugle, tyran domestique d’un monde réduit à ses parents, Nell et Nagg, échoués au fond d’une poubelle, et Clov, voûté et claudiquant, adopté enfant et victime trop longtemps consentante pour ne pas caresser, enfin, l’idée de tout plaquer.
Fin de partie, pièce en un acte écrite en français et créée en 1957, quatre ans après la présentation d’En attendant Godot, semble d’ailleurs lui répondre, les deux focalisant l’attention du public sur le double dispositif qui mène le jeu théâtral et l’expérience humaine, les entrées et sorties des personnages. Ce que Beckett résumait d’un trait de plume : « Dans ma première pièce, on attendait l’arrivée de Godot, on attendra ici le départ de Clov. » Qui n’aura jamais lieu, quoi qu’en disent les mots et les menaces de Clov, tant pèse ici bas cette carcasse de corps, ramassis de douleurs qui tiennent lieu d’existence.
Redoutablement efficace, la mise en scène d’Alain Françon repose, outre le respect absolu de la partition beckettienne, sur le jeu des acteurs et son choix, magistral et inoubliable, de Serge Merlin (Hamm) et de Jean-Quentin Châtelain (Clov), duo au numéro complémentaire et ouvertement jubilatoire. Deux prodigieux comédiens, aux voix singulières et uniques ; rocailleuse, éclaboussée d’ironie pour Serge Merlin, ondoyante et infiniment étirée pour Jean-Quentin Châtelain, accompagnés par Michel Robin et Isabelle Sadoyan, ingénus et candides géniteurs.
» Il y a un tas de mots mais il n’y a pas de drame », insistait Beckett auprès de Roger Blin pour la création de Fin de partie. C’est vrai, les premiers mots de Clov le confirment : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. » Tuer le temps reste alors la seule occupation à même de résister un peu à l’envers du décor où le temps, bel et bien, nous tue à petit feu.
Fin de partie de Samuel Beckett, mise en scène Alain Françon. Jusqu’au 17 juillet au Théâtre de la Madeleine, Paris VIIIe, tél. 01 42 65 07 09. www.theatremadeleine.com