Dans un film hypnotique de 16 minutes, l’artiste Laurent Grasso passe au scanner le bureau de François Hollande. Une expérience immersive au cœur du pouvoir qui n’a plus que son décorum clinquant pour faire croire à sa puissance.
Dans Les deux corps du roi, l’un des plus célèbres livres de science politique publié en 1957, l’historien Ernst Kantorowicz analysait le principe de la continuité du pouvoir, formulé par l’expression “le roi est mort, vive le roi“. Dans le corps mortel du roi, se loge le corps immortel du royaume que le monarque transmet à son successeur. Le bureau du roi, comme celui, aujourd’hui, du Président de la République, forme l’un des signes tangibles de cette continuité d’un ordre social et politique, comme si le pouvoir avait besoin de l’éternité figée de son espace pour affirmer sa légitimité incontestée.
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L’or, le doré et le clinquant
Le film, Elysée, que Laurent Grasso présente à la galerie Perrotin à Paris, illustre s’il en est le cœur de la démonstration de Kantorowicz. Ayant eu l’autorisation de filmer, durant une journée, le bureau de François Hollande, en janvier 2016, l’artiste saisit le pouvoir absolu, dans la matérialité même de son existence.
Comme dans tous les bureaux des présidents précédents, l’or, le doré et le clinquant des parures, des horloges, des teintures, des bureaux de marbre affichent leur puissance intimidante. Seuls quelques objets plus récents, dont quelques stylos, quelques voitures miniatures, rappellent qu’on est bien en 2016. Mais aussi quelques unes de journaux, comme celle de Libération sur l’état d’urgence, qui divise alors la France, ou du Monde sur Emmanuel Macron (déjà à la manœuvre sous l’œil attentif du président délaissé…), quelques ébauches de discours, rayés et corrigés de la main de Hollande, resituent discrètement le cadre temporel dans lequel les images se déploient. Quant au monde intime du président, rien ne permet d’en deviner les secrets. Seuls quelques livres s’accumulent sur sa cheminée, dont l’intégrale de Charlie Hebdo, une biographie de Mitterrand, une autre de Diderot ou une Histoire de la Résistance…
Une immersion quasi sacrée et hypnotique
Les plans successifs de Laurent Grasso (qui a filmé avec deux caméras, dont une sur grue) s’attardent sur chaque détail du bureau, à la manière d’une transe, même si la transe est posée, tranquille, comme habitée par la sacralité du lieu. Au décorum imposant du salon doré de l’Elysée, s’ajuste le mouvement souple de la caméra intrusive de Grasso ; au vernis de la République, s’adapte le tournis d’un voyage sensoriel. Durant 16 minutes, la belle musique de Nicolas Godin confère à cette immersion une dimension quasi sacrée et hypnotique.
Laurent Grasso reconnait qu’il fut saisi par la charge du lieu lorsqu’il y entra pour la première fois, tout en précisant qu’il projetait probablement dans son propre regard, de manière fantasmagorique, toute l’histoire politique qui le conditionne. “Mon travail s’attache toujours à un point de départ dans le réel, qui permet d’offrir un support à l’imaginaire“, explique l’artiste.
Filmer les fantômes d’un espace trop chargé d’histoire
Ce qui l’intéresse au fond, et ce qu’il saisit parfaitement, c’est de filmer les fantômes d’un espace trop chargé d’histoire pour être totalement honnête et lisible. Passer au scanner le bureau du président de la République, c’est sonder l’opacité de celui qui l’occupe, et s’y soumettre. Le lieu est saturé de signes clinquants et d’objets indicibles ; mais rien ne fait sens en dehors de leur prétention à afficher la grandeur d’un pouvoir démuni face à la réalité des temps présents. Comme si la saturation de ces signes symboliques du pouvoir compensait le vide du pouvoir réel. Même si les politiques s’excitent pour l’occuper, à cause de son prestige maintenu, le bureau de l’Elysée n’est en réalité qu’une coquille vide, lustrée mais vide. Ce que Laurent Grasso filme en douce, simplement à la surface de ce qu’il voit (le pouvoir n’a que sa surface à exhiber, puisqu’il n’a pas de profondeur), c’est la perte de ce lieu. Un lieu qui pour survivre à sa perte perpétue l’illusion de sa puissance à travers la sacralisation de son décorum.
Laurent Grasso, “Elysée”, Galerie Perrotin, 76 rue de Turenne 75003 Paris, jusqu’au 14 janvier 2017
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