En 2012, Alain Badiou publiait “La République de Platon”, sa relecture d’un ouvrage fondateur. Réactualisé, ce texte est présenté au Festival d’Avignon sous la forme d’un feuilleton théâtral et civique.
Quel lien entretenez-vous avec le Festival ? Etes-vous un spectateur fidèle ?
Alain Badiou – J’ai fréquenté le Festival comme spectateur dans son âge historique. J’ai vu, très jeune, les spectacles fondateurs, comme Le Prince de Hombourg avec Gérard Philipe, ou Jean Vilar jouant Cinna, magnifique dans le rôle d’Auguste. Ces souvenirs d’un théâtre populaire et cependant préoccupé par la rénovation des pratiques de scène font partie de la constitution de mon rapport au théâtre, auquel je suis attaché, au point que j’ai hésité, un temps, entre trois vocations : comédien, philosophe ou inspecteur des eaux et forêts – cette dernière était la plus tenace, et pourtant celle qui a lâché le plus vite ! (rires) Puis il y a eu ma rencontre avec Antoine Vitez et la création de L’Echarpe rouge en 1984 : un moment extraordinaire. La pièce, transformée en opéra, avec une musique de Georges Aperghis, était un peu scandaleuse pour l’époque. Des spectateurs quittaient la salle dès qu’ils entendaient chanter “Comité central”. (rires)
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Ensuite, il y a eu Christian Schiaretti et le cycle des Ahmed, de 1993 à 1997, avec Ahmed le subtil, Ahmed philosophe, etc. C’était autre chose : un rapport moins solennel, plus oblique, avec le Festival d’Avignon. La critique a été presque aussi défavorable que pour L’Echarpe rouge. La pièce attaquait la gauche, elle faisait comédie des maires communistes et des syndicalistes bavards. Et enfin, l’interlude non théâtral des dialogues avec Nicolas Truong. Un moment différent, puisque j’étais moi-même en contact direct avec le public. J’étais en quelque sorte le spectacle. Il y avait un monde fou pour Eloge de l’amour. C’est là que j’ai enfin compris que l’amour est un sujet porteur. (rires)
Cette histoire se prolonge aujourd’hui avec La République de Platon. Comment est venue l’idée de la jouer à Avignon ?
C’est une sorte de revanche ironique pour Platon, qui critique souvent le théâtre. Olivier Py et Paul Rondin m’ont proposé la formule neuve d’une lecture quotidienne, avec des professionnels et des amateurs. L’équipe se compose de trois dirigeants – Didier Galas, Valérie Dréville et Grégoire Ingold –, des élèves de l’école régionale d’acteurs de Cannes et Marseille et de soixante amateurs. C’est très étonnant pour moi.
Avant même de fréquenter Avignon, comment est né votre amour du théâtre ? Procède-t-il d’une scène primitive ?
La découverte du théâtre, je la dois à mon professeur de quatrième, Max Primault. Avec lui, nous montions annuellement une pièce pour la fête du lycée sur le parvis d’un petit château. Mon premier rôle a été dans Le Sicilien ou l’Amour peintre de Molière. J’ai joué ensuite le rôle-titre des Fourberies de Scapin. A l’époque, j’ai même écrit une première pièce, Meurtre au lycée.
Qu’est-ce qui vous plaisait tant ?
Le rapport de la voix et du corps. J’ai toujours aimé apprendre des poèmes. Mais là, il ne s’agissait pas simplement de donner de la valeur au texte, mais de trouver un déploiement complet de soi-même. La puissance du jeu. Pour Les Fourberies de Scapin, j’avais 15 ans ; au moment où j’entrais en scène, je me souviens d’une sensation extraordinaire. Je ne saurais la décrire, mais l’intensité, le mélange de risque, de trac, la vision du public rassemblé dans un trou noir composent une émotion semblable à aucune autre.
Quand, en terminale, vous découvrez la philosophie, ressentez-vous une émotion aussi forte ?
La philosophie est devenue décisive pour moi via Sartre. Je me suis pris de passion pour son œuvre, et notamment son œuvre théâtrale. J’ai vu Le Diable et le Bon Dieu à sa création, avec Pierre Brasseur. Ce théâtre portait l’empreinte de la philosophie. Depuis, je me suis distancé du théâtre de Sartre, souvent efficace, mais un peu trop fabriqué.
Votre découverte de la philosophie vous éloigne-t-elle du théâtre alors ?
Il y a eu, il est vrai, une longue séquence durant laquelle je ne fus plus guère qu’un spectateur. Mais un spectateur assidu. Je suis plongé dans le projet philosophique, mais le théâtre est là, de façon dormante, latente. Je constate aussi que l’enseignement même de la philosophie, notamment au lycée, a quelque chose de théâtral. Le Socrate de Platon est un peu sophiste dans sa critique du théâtre car, dans les dialogues, il est quand même en personne un personnage de théâtre. Dès ses origines, la philosophie est donc filtrée par le théâtre.
Il n’y a rien de plus théâtral que les tirades de Socrate contre le théâtre. J’ai donc expérimenté cette liaison dialectique complexe entre théâtre et philosophie. Je suis revenu vraiment au théâtre dans le courant des années 1970, en plein militantisme maoïste. J’ai écrit et publié L’Echarpe rouge, porté par la conviction que le théâtre est sans doute lié à la philosophie, mais surtout qu’il a un lien très fort avec la politique. J’aimais l’idée d’une tragédie politique moderne, calquée sur la tragédie religieuse telle qu’on la trouve chez Claudel.
Ecrire du théâtre, est-ce au fond, pour vous, faire de la philosophie ?
Cela dépend à quel niveau. Du point de vue de l’écriture, ce sont des régimes très différents. Quand vous écrivez du théâtre, il faut l’écrire à l’oreille ; il faut être dans la sous-représentation de la cadence, de la vitesse ou de la lenteur. Tandis que, lorsque j’écris de la philosophie, c’est le régime de l’argumentation qui domine. L’écriture philosophique est assez ennuyeuse, même pour moi. (rires) Car j’ai le sentiment d’écrire pour les autres quelque chose que je sais déjà, quelque chose qui est déjà là.
Alors qu’au théâtre il faut se surprendre soi-même. Il faut déjà être à moitié spectateur. Dans la rêverie du spectacle. Du point de vue de l’écriture, c’est divergent. Par contre, du point de vue de la pensée générale, cela se retisse, cela se renoue. On sait très bien que les philosophes n’ont cessé de prendre comme références de grandes figures théâtrales. La philosophie ne peut pas se passer d’Œdipe, de la discussion sur la loi dans la tragédie d’Eschyle, de la théorie de la passion chez Racine, de l’esprit du temps chez Tchekhov… Le théâtre est pour la philosophie une source d’inspiration ininterrompue, avouée ou non, critique aussi. La relation entre les deux est souvent passionnelle, comme chez Platon et Rousseau. Certains font directement du théâtre, comme Sartre, d’autres écrivent des dialogues, comme Platon, Malebranche ou Diderot. Aujourd’hui, pas mal de textes philosophiques sont joués. Même dans un théâtre semi-boulevardier, comme Jean-Claude Brisville, qui imagine une discussion entre Descartes et Pascal. Cela intéresse beaucoup de monde.
Eloge du théâtre, Rhapsodie pour le théâtre : pourquoi ce besoin de faire cette apologie ?
J’ai inscrit ma philosophie dans une tradition platonicienne, un peu à contre-courant de la modernité. On dit que Platon est contre le théâtre. Ce n’est pas exactement ça, il pense que le théâtre est un lieu fondamental. Mais est-ce un lieu de corruption des esprits, un lieu où les émotions mettent en scène les opinions de façon dangereuse, par identification ? Ou bien, est-ce un lieu où précisément les questions de la pensée ont une vivacité très grande, parce qu’elles trouvent là leur corps, leur figure, leur instance ? Je n’ai pas évité ce débat, à la fois via mon parcours personnel et par ma référence à Platon. Je prône une réconciliation absolue entre théâtre et philosophie. En un certain sens, c’est presque la même chose, avec des moyens très différents. Cette même chose est une méditation publique sur le destin de l’humanité.
Comment le théâtre se distingue-t-il du roman, dans son rapport au réel, aux relations humaines ?
Au théâtre, les relations humaines ont lieu, elles sont là, devant vous, corps et pensées mêlés. La grande affaire du roman, c’est le point de vue de celui qui parle, il faut savoir qui est le narrateur. Le roman est une narration, un rapport indirect aux passions. A ce titre, il se situe entre le théâtre et la philosophie. Au théâtre, celui qui parle est celui qui est là. Il y a un “être-là” du théâtre absolument irremplaçable, dont la puissance est telle que c’est un art qui a toujours inquiété les autorités de tous ordres. Ou bien elles ont tenté de le domestiquer, de créer finalement un théâtre officiel, à la lisière d’une cérémonie civique ; ou bien elles l’ont condamné, comme l’a fait l’Eglise pendant des siècles. Pourquoi ? Ce qui était condamné, c’était de présenter des relations humaines, leur nature véritable, leur avoir-lieu effectif. L’acteur était une personne suspecte, car capable d’incarner la totalité des passions.
Philosophe, mathématicien, dramaturge… Qu’est-ce qui fait l’unité d’Alain Badiou ?
Peut-être n’en ai-je aucune, justement. La communication entre le métaphysicien et le théâtre, c’est la question du choix, de l’orientation de l’existence. Pour le reste, je pense qu’il y a toujours un moment où la pensée circule. Il y a un noyau commun dans ce dont parle Platon et ce dont parlent les tragédies grecques. Notre époque est-elle vouée au nihilisme ? La question de l’unité subjective renvoie à ce qui unifie le monde contemporain. Plus que les autres arts, le théâtre essaie de capter cette unité, comme ce qui la menace. S’il ne le fait pas, il n’est pas contemporain et se fige dans la tradition. La contemporanéité du théâtre est essentielle : il a besoin d’être dans l’esprit de l’époque. Il est à la recherche de l’esprit du temps.
En quoi le texte de La République de Platon résonne-t-il de manière si particulière avec notre actualité ?
Parce qu’il est à la fois en opposition et en accompagnement. En opposition, car nous sortons d’une longue époque antiplatonicienne. Il est clair que cela a installé comme figure dominante une sorte de nihilisme sceptique, d’abandon de la catégorie de vérité et de souveraineté des opinions fluctuantes. On a besoin de restructurer tout ça et, comme toujours en philosophie, ce ne peut se faire que par “un retour à”. Il faut retourner vers l’origine de la philosophie, vers Platon. Et on découvre alors que la quasi-totalité des problèmes contemporains sont abordés d’une façon ou d’une autre dans La République. C’est pourquoi je l’ai réécrite pour des lecteurs et des auditeurs d’aujourd’hui.Qu’il s’agisse du problème de ce que sont le théâtre, la démocratie, la tyrannie, la distinction entre vérité et opinion, la politique juste, la corruption des esprits par le règne de la marchandise, l’accès des femmes aux questions dirigeantes, et bien d’autres encore…
Propos recueillis par Fabienne Arvers et Jean-Marie Durand
La République de Platon d’Alain Badiou, mise en lecture Valérie Dréville, Didier Galas, Grégoire Ingold, tous les jours jusqu’au 24 juillet à 12 h (relâche le 20), jardin Ceccano
et aussi exposition photographique La République, de Christophe Raynaud de Lage, jusqu’au 25 juillet, médiathèque Ceccano
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