Derniers jours dans la Cité des Papes : deux spectacles de danse sud-africains, deux Shakespeare et deux pièces libanaises… Pour une constellation d’impressions.
Densité sud-africaine
Place, enfin, au Sacrifice de Dada Masilo, reporté à deux reprises à cause des aléas pandémiques. Entre la 74e et la 76e édition du festival, l’attente de l’artiste sud-africaine est un peu retombée, naturellement, le spectacle ayant depuis tourné, avec une rumeur critique moyennement favorable. Une rumeur confirmée dans la cour du Lycée Saint-Joseph. Dada Masilo poursuit avec cette pièce sa réinterprétation des classiques (le sacrifice au cœur du Sacre du Printemps en l’occurrence), qu’elle mêle aux chorégraphies contemporaines et africaines. Entourée de neuf danseurs au plateau, épaulée par trois instrumentistes et une chanteuse à cour, l’élégante dame, torse nu et crâne rasé, manquait de souffle, juxtaposant de brèves séquences ampoulées par une musique lyrico-jazzy aux variations rythmiques fréquentes mais trop brutales, des clins d’œil humoristiques moyennement réussis, et une série d’états – la combativité, la rage et l’abdication – marqués, mais suscitant peu d’empathie. La faute, peut-être, à une dramaturgie peu travaillée ; la faute, peut-être aussi, à un déséquilibre entre l’imposante présence de la star internationale, excessivement singularisée, et le reste de son excellente troupe, accessoirisée. Quoiqu’il en soit, l’ennui guettait et l’heure de spectacle en paraissait deux.
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À l’inverse, dans la Cour minérale, Via Injabulo de la compagnie Via Katlehong Dance et ses chorégraphes invités, le Portugais Marco da Silva Ferreira et le Français Amala Dianor, séduisait par le panache de ses huit interprètes, sa musique électro entêtante et à son métissage de danses sud-africaines : du pantsula au gumboot. Un spectacle festif, scindé en deux parties. La première était plus réussie que la seconde. Il y a eu cette jeune danseuse, au cœur de la chorégraphie, stupéfiante d’autodérision, de précision et de tonicité qui nous évoqua, tour à tour, une poule repue, une guerrière féroce et une clubbeuse endiablée. Il y a eu ensuite ces squelettes, avec leurs regards écarquillés et leurs pas effrénés, formidables. Il y a eu, aussi et surtout, cette énergie incroyable qui circulait dans le public ; on regrettait que les gradins ne se transforment pas en une vaste piste de danse. La seconde séquence, en revanche, où les interprètes réapparurent munis d’encombrantes glacières (pour représenter des vendeurs de rue ?) laissait pantois. À cause de ses chorégraphies de groupe décousues et le sens, flou, de ces représentations, nous avons préféré l’oublier pour repartir dans la nuit avignonnaise avec la joie bourdonnante de la partie initiale.
Shakespeare, vu et entendu
De part et d’autre des Alpes : deux Shakespeare, deux ambiances. On a découvert, d’abord, une Tempête, mis en en scène par l’Italien Alessandro Serra. Puis un Richard II, conçu par le Français Christophe Rauck. Le premier était un spectacle d’images et de poésie. Le second un théâtre de voix et de sens. Pour suivre La Tempesta d’Alessandro Serra, il était préférable d’avoir bonne connaissance du répertoire élisabéthain ; au théâtre, souvent, le sur-titrage épuise et le choix entre la mise en scène et le sens du texte s’impose. Ce dernier raconte comment Prospero, duc déchu de Milan, et sa fille Miranda, se retrouvent confronté·es à leurs traitres – et donc à des dilemmes moraux – sur une île perdue dans la Méditerranée après un naufrage. Magie (noire), complots (hourdés), amour (prédestiné) et pardon (compliqué) sont au cœur de cette pièce somme toute assez fantasque. On sentait Alessandro Serra un brin encombré par le verbe shakespearien (peut-être aurait-il pu raccourcir la pièce, puisqu’il se permet des allusions à Tina Turner et d’autres libertés ?). Qu’importe. La beauté du spectacle avait lieu sous l’écran de sur-titrage, devant des tableaux sublimes : une scène de naufrage avec un voile suspendu, un banquet magnifiquement chorégraphié, une scène finale avec des jeux de lumières renversants (et pourtant simplissimes) et des acteur·trices qui se meuvent comme des marionnettes… C’est un théâtre à la beauté froide qui nous a peu ému par l’incarnation de ses personnages, mais nous a néanmoins beaucoup impressionné par son inspiration picturale.
La proposition de Christophe Rauck était, elle, radicalement différente. Richard II est une pièce historique de Shakespeare peu montée comparée aux autres ; certain·es affirment que son intrigue est trop alambiquée, ses personnages trop nombreux·euses, sa portée théâtrale moindre que l’indéboulonnable Richard III… Le directeur des Amandiers a prouvé le contraire. Celle-ci est d’une immense richesse poétique et se dévore comme un feuilleton, type Game of Thrones. Reconnaissons à Christophe Rauck le mérite d’une agréable limpidité textuelle. Reconnaissons-lui un sens du rythme narratif. Reconnaissons-lui, enfin, une belle complicité avec son acteur principal, Micha Lescot. Pourtant, au fil de ces quelque trois heures quinze, il nous manquait quelque chose ; l’identité d’une véritable mise en scène (malgré de belles projections maritimes…), des décors et des costumes un peu plus créatifs et davantage de souffle. Paradoxalement, l’excellent Micha Lescot accentue ces défauts. Ses partenaires de jeu cultivaient la raideur (à commencer par le très minéral Éric Challier, dans le costume de Henry Bolingbroke, futur Henry IV). Avec sa voix chantante et son timbre délicat, Micha Lescot était un roi qui oscillait en permanence – entre la laideur et le charisme, la lâcheté et le courage, le dégoût et l’empathie qu’il suscitait. C’était intéressant à voir, mais à trop cultiver ces différences, ce dernier était un peu seul au plateau… À cette création, nous avons définitivement préféré le fougueux Henry VI monté par le même Christophe Rauck aux Amandiers avec les étudiant·es de l’École du Nord, découvert en automne dernier.
Nouvelles libanaises
Vue de l’extérieur, c’est assez simple, Hanane Hajj Ali est une femme d’une cinquantaine d’années qui fait son jogging quotidien dans les rues de Beyrouth pour lutter contre l’ostéoporose. Elle est seule sur scène, baskets aux pieds. Vue, de l’intérieur, c’est un peu plus compliqué, forcément, puisqu’Hanane Hajj Ali profite de la course pour laisser libre cours à ses pensées. On la découvre ballottée par des sentiments ambivalents et bousculée par des désirs tous azimuts, comme tout le monde… À une différence près. L’artiste est obsédée par Médée. Il y a quelques années, elle a le malheur d’accompagner dans la souffrance son fils de sept ans atteint d’un cancer. Le pauvre garçon se tortillait de douleur, elle voulut abréger ses souffrances. Hanane Hajj Ali, que avons découvert sur scène, est une figure éminente de la scène libanaise actuelle. Bien qu’imparfait, son spectacle Jogging était attachant, courageux et très drôle par instants. En son cœur, il y avait une réflexion sur la figure de Médée donc (qu’elle comprit avec la maladie de son enfant), où se télescopent deux faits divers sordides (des femmes qui pourraient être des Médée actuelles), mais aussi des réflexions sur Liban, la ville de Beyrouth, Euripide… Trop d’impressions, trop d’idées, trop de pistes, trop de trames narratives. La force du propos de Hanane Hajj Ali méritait cependant peut-être moins d’idées et davantage de précision.
Deuxième volet d’une trilogie sur l’amour, Du temps où ma mère racontait relate l’histoire familiale tragique du danseur et chorégraphe libanais Ali Chahrour. Il est question d’une mère (la tante de l’artiste) qui chercha son fils porté disparu en Syrie depuis 2013. Il est question d’une autre mère, qui s’est battue pour protéger un fils se destinant au martyr (tous deux présents au plateau). Autant d’histoires terribles, et terriblement actuelles, déclamées, chantées et mises en musique. Côté représentation, nous avons néanmoins regretté un manque de mise à distance de l’artiste avec sa douleur familiale dont les gestes, les mots et les danses ployaient sous un pathos peut-être (encore) trop monolithique. Côté musical, en revanche, l’inventivité du duo Two or The Dragon, mené par Ali Hout et Abed Kobeissy, nous a réjouit. En particulier, les sons magnifiques d’un houd électrifié, trituré par un impressionnant pédalier, amalgamant musique traditionnelle libanaise avec des soupçons de rock et de francs accents noises. Ce soir-là, notre dernier dans la cité des Papes, nous avons ouvert les oreilles pour fermer les yeux.
Festival d’Avignon, jusqu’au 26 juillet
Spectacles en tournée
Le Sacrifice, par Dada Masilo, le 5 novembre au Théâtre des Salins à Martigues, du 15 au 17 novembre à Bonlieu scène nationale à Annecy, le 19 novembre à l’Onde Théâtre Centre d’Art de Vélizy-Villacoublay à Vélizy-Villacoublay, le 1er et 2 décembre à la Villette à Paris, le 13 décembre au Théâtre de Suresnes Jean Vilar à Suresnes, les 15 et 16 décembre au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, à Saint-Quentin-en-Yvelines, le 16 janvier à Équilibre-Nuithonie à Villars-sur-Glâne, les 25 et 28 janvier au Théâtre de Caen à Caen
La Tempesta, mise en scène par Alessandro Serra, le 25 avril 2023 MA scène nationale – Pays de Montbéliard à Montbéliard
Richard II, mise en scène par Christophe Rauck, du 20 septembre au 15 octobre au Théâtre Nanterre-Amandiers à Nanterre, les 20 et 21 octobre à l’Onde Théâtre Centre d’Art de Vélizy-Villacoublay à Vélizy-Villacoublay, le 8 novembre au Foirail Saison de Théâtre à Pau
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