Affirmant enfin sa vocation de freak show artistique, cette 72e édition du festival reflète l’époque avec une série d’œuvres qui ont rendu la fête malaisante autant que subjuguante.
Et si, désormais, le travail de plateau n’était plus que la chair déversée sans répit pendant dix heures dans le grand hachoir d’un écran vidéo totémisé cannibalisant l’espace scénique ? C’est l’expérience audacieuse que tente Julien Gosselin dans Joueurs/Mao II/Les Noms, condensation fiévreuse de trois romans prophétiques de Don DeLillo.
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Plus que du cinéma (art du différé), c’est à la puissance dramatique des premiers soaps télé, diffusés en direct, que fait penser ce long tournage frénétique, où la mise en scène se dissout au profit d’une captation sans filet de prouesses quasi sportives de comédiens. Du soap, le théâtre de Gosselin a aussi le génie du storytelling, la capacité à tout mettre sous tension pour proposer une forme neuve à une idée hypernarrative de son art.
Dans le huis clos d’un parquet de bal, une lignée des maudits
Tempo distillé par le metteur en scène Ivo van Hove comme un lent poison, le décompte du temps se nourrit d’implacable avec Les choses qui passent simplement ponctué par l’obsédant mouvement d’un balancier d’horloge qui conduit vers la mort.
Dans le huis clos d’un parquet de bal, la lignée des maudits du roman de Louis Couperus expie une faute originelle, celle d’un crime devenu secret de famille. Le miracle charnel d’une étreinte cannibale se joue alors en pivot de jouissance pour éclairer des destins voués au purgatoire de n’être autorisés à vivre que sous une pluie de cendres.
C’est le tragique d’un temps que les dieux arrêtent chez Racine qui permet à Chloé Dabert de questionner le monde des hommes et de dédier à la gloire des femmes son irradiante Iphigénie. Dans La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I), le tragique contemporain révélé par Milo Rau pointe le clair-obscur d’où surgissent les monstres évoqués par Antonio Gramsci.
https://www.youtube.com/watch?v=huHcnj122L0
La reconstitution du crime raciste et homophobe dont Ihsane Jarfi a été la victime, pour obscène qu’elle puisse paraître, fait du théâtre et de l’impur de ses artifices les pierres fondatrices du monument que Rau dédie à sa mémoire.
Mais qu’est-il arrivé à Waltz ?
Titré Kreatur, le spectacle de Sasha Waltz dont c’était le grand retour à Avignon affichait de sérieuses prétentions. Dire un monde en danger où l’humain devient son propre ennemi ou créer un univers de science-fiction. Magnifié par les costumes d’Iris van Herpen, Kreatur éblouit tout d’abord avant de sombrer dans un humour (in)volontaire qui laisse pantois.
Mais qu’est-il arrivé à Waltz ? Si créatures il y avait, il fallait les chercher ailleurs. Au matin, avec les Sujets à vif, dans la relative fraîcheur du jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph. Vanasay Khamphommala osa un rituel troublant, à la limite de la séance bondage, adouci par le chant en complicité avec Caritia Abell, maîtresse de cérémonie, intitulé L’Invocation à la muse. On n’aurait pas trouvé mieux.
Alexander Vantournhout, performeur polymorphe, se plia lui, à toutes les audaces. En dialogue avec l’acteur Scali Delpeyrat, il devient le prolongement, le double, l’ombre. La Rose en céramique, c’est lui. Mais s’il y a bien un soliste qui est toutes les créatures et plus encore les métamorphoses à la fois, c’est bien François Chaignaud dont le Romances Inciertos aura troublé la nuit d’Avignon. Ce récital précieux et précis qui brasse les styles et les époques sous la houlette du musicien Nino Laisné a subjugué le public. Et nous avec.
https://www.youtube.com/watch?v=s45T7Uvh19g
De jour en jour, le feuilleton thématique autour de la question du genre que le metteur en scène David Bobée égraine à midi dans le jardin de Ceccano apporte un peu plus de connaissance et d’expérience sur les possibles variétés d’aimer, de se comporter, d’être soi-même au monde.
Un spectacle délicat au-delà des genres
Des amateurs, des élèves de l’école de Saint-Etienne, des acteurs et actrices engagés, complices et fidèles du metteur en scène comme Rebecca Chaillon, composent quotidiennement ces variations sur le genre invitant des témoins, des penseur.e.s, des militant.e.s à s’exprimer avec eux.
Ainsi, cette superbe intervention de l’actrice Béatrice Dalle prenant à bras-le-corps un extrait du King Kong Théorie de Virginie Despentes, également présente pour lire et partager des textes bouleversants de Paul B. Preciado et de l’auteure américaine lesbienne butch transgenre Leslie Feinberg.
Au-delà des genres, le spectacle extrêmement délicat de Gurshad Shaheman, Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, compose une cartographie amoureuse de récits mêlés de migrants artistes homosexuels et trans, traversant la Méditerranée en quête d’avenirs meilleurs. Ici, pas de dogme, de pathos ou de condescendance, mais un long, pudique et émouvant chant d’amour.
Festival d’Avignon Compte rendu
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