Immersive, sensorielle et véritable dispositif de perception, la première édition du festival prend les images à rebours de leur circulation ambiante médiatique. Et en expose, au fil de vingt-sept artistes peu vus en France, la part d’ombre charnelle, matricielle et à nouveau énigmatique.
Ce sont des images, mais de celles qui n’ont que faire d’un cadre, d’une salle noire ou d’un écran. Certes, au fil des deux étages du Jeu de Paume, des photographies, des vidéos ou de la 3D, il y en a. Seulement, avec la première édition du festival du centre d’art parisien, le propos est quelque peu détourné, ou peut-être plutôt inversé, comme un phénomène optique, et forcément toujours un peu magique.
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Le titre, Fata Morgana, en est l’indice liminaire. L’expression désigne un phénomène de mirage optique qui, sous l’effet décuplé de la chaleur et de la lumière, déforme les objets à l’horizon de sorte à les présenter en lévitation. Avec lui, évidemment, s’avance tout un cortège d’émerveillements ancestraux et de superstitions mythiques : ce serait, se rassuraient autrefois les marins, un tour de fée Morgane.
En plaçant la manifestation sous ces auspices, la commissaire d’exposition Béatrice Gross et l’artiste associée Katinka Bock fournissent une première clef de lecture à l’exposition centrale qui, une fois n’est pas coutume, ne procède pas selon un prisme thématique, générationnel ou géographique. Ici, comprend-on, les images produites ou reproduites ont été happées au sein d’une matrice qui les dépasse et les englobe.
Chambre d’échos et corps matriciel
Plutôt que les images, produites ou reproduites, enserrées dans l’espace symbolique d’un cadre et ouvrant sur un monde qu’elles contiennent et transportent avec elles, il s’agira ici de ce qui fait image. Au singulier, et pour nous, visiteur·euses. Une machine perceptive donc, pensée à l’échelle du bâtiment entier, transformant celui-ci en chambre d’échos et de rebonds.
Plutôt que la chambre noire de la photographie, le Jeu de Paume a tout d’abord été transformé en chambre claire. Percés d’ouvertures l’ouvrant pour la première fois sur l’extérieur, ses espaces d’exposition sont dès lors jetés dans le flux de la lumière changeante. C’est une machine à voir les œuvres, mais qui ne tend pas non plus vers l’illusion, qui accueille les échos du réel pour mieux les présenter décalés, digérés et régurgités par d’autres corps, avec une place faite également à la sculpture et à l’installation.
Les artistes, au nombre de vingt-sept, présentent chacun·e un ensemble de pièces, éclatées au fil des deux étages à la manière d’organes participant d’un même corps. Pour beaucoup, iels n’ont jamais été vu·es en France. Outre les pièces les plus littérales, jouant sur le phénomène de diffraction (Ann Veronica Janssens), de dissolution (Raphaël Lecoquierre) ou de paréidolie (Constance Nouvel), la plupart font la part belle à un corps qui, précisément, se tend tout entier vers une organicité trouble, obstinée, et surtout en résistance vis-à-vis de l’image contemporaine ambiante.
La (ré)incarnation, à rebours de l’anthropocentrisme
Ainsi, parmi les propositions les plus réussies, et les grandes découvertes du parcours, B. Ingrid Olson présente deux séries d’efflorescences prosthétiques : à partir d’un centre absent, la suggestion de membres et d’appendices humanoïdes s’autonomise et prolifère jusqu’à dessiner des motifs kaléidoscopiques. En épreuve thermique entourée de silicone, l’artiste fait sourdre la part maudite, quasi-frankensteinienne, d’une image oublieuse de sa matrice désirante.
Il y a également June Crespo, travaillant elle-aussi à une rematérialisation du corps reproduit, objectifié, et par-là même, rendu inoffensif. Chez elle, le poids, la pesanteur, l’âpreté, prennent de l’ampleur et les images quittent leur inscription murale désignée. No Osso (Occipital) perfore la cimaise pour y installer le creux béant d’un os occipital, qui relie le cerveau au corps et dont la lésion cause la cécité ; tandis que plus loin, Sans titre (Voy, si) renverse la photo agrandie d’un cou harnaché de masques, lunettes et casque pour en faire, niché au creux d’une colonne de résine et fibre de verre, le totem d’une fragilité tragi-comique.
Enfin, Diane Severin Nguyen plonge plus profondément encore dans les tréfonds de la matière. Au fil de ses photographies en gros plan, tout est déjà mêlé de synthétique et d’organique, contaminé, pollué et néanmoins baigné de teintes chaudes et rougeoyantes. Il n’y a plus d’humain·es, seulement une palette d’affects en mal d’incarnation, laissant alors à une coquille de fruit brisée ou à un gant plastique cramé le soin de suggérer la solitude partagée ou la codépendance.
De la Fée Électricité à la Fée Morgane
Le cœur de l’exposition, augmentée de podcasts conçus par l’historienne de l’art Clara Schulmann et d’une programmation de projections, performances et concerts, fait donc la part belle aux propriétés organiques de l’image. Celles-ci, cependant, n’ont rien de simplement donné ou naturel : elles sont conquises contre les tropes de fluidité, de célérité et d’opticité qui caractérisent le milieu ambiant de l’image actuelle.
Malgré un panorama d’artistes issu·es en majeure partie d’une génération baignant dans les conditions technologiques de l’image comme dans un environnement aquatique ou amniotique, le digital est largement absent. Il y a bien Antoine Catala, attaché à ses signes et symboles extérieurs, smileys anxiogènes ou alphabets gonflés d’hélium, qui lui-même, par d’autres moyens, pointe également en négatif la perte d’incarnation des corps, sujets et émotions dès lors qu’elle transitent reproduites et par-là, standardisées.
La Fée Morgane, pendant inversé des utopies techno-solutionnistes, revient en cela d’entre les illusions éternelles hanter la Fée Électricité. Fata Morgana en présente en quelque sorte une synthèse, faisant miroiter les ténues possibilités de réincarnation sensible et charnelle des flux dévitalisés. Tout comme les mirages se font au creux de la cornée, les images résistantes s’inscrivent à leur tour dans le corps subjectif de chacun·e des visiteur·euses : le panorama en propose une expérience possible, ambitionnant de changer, plutôt que les images elles-mêmes, leur réception à nouveau incertaine.
Fata Morgana. 1re édition du festival du Jeu de Paume jusqu’au 22 mai au Jeu de Paume à Paris.
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