Avec « Faceworld », Marion Zilio retrace l’histoire de l’invention du visage à travers ses médiations techniques, de la photographie au selfie. Spoiler : non, le selfie n’est pas un narcissisme.
Elle s’appelle Lil Miquela (@lilmiquela), n’a pas encore vingt ans et comptabilise plus d’un million de followers sur Instagram. Voilà pour les chiffres. D’origine brésilienne et espagnole, elle coche toutes les cases : beauté ethnique, engagement en faveur de Black Lives Matters, un peu musicienne sur les bords. Enchaînant les collabs et les take-over, Lil Miquela est vite devenue l’une des influenceuses les plus plébiscitées (et bankables) du moment. Rien d’extraordinaire jusqu’ici. Ou plutôt, rien jusqu’à ce hack spectaculaire survenu il y a un petit mois. D’un jour à l’autre, toutes les photos de son fil Instagram s’étaient en effet volatilisées. Pire, elles avaient été remplacées par celles d’une rivale (@bermudaisbae), quant à elle blonde comme les blés et ouvertement pro-Trump. Comme lors de toute prise d’otage IRL, la restitution ne pouvait avoir lieu qu’en échange d’une contrepartie juteuse : Lil Miquela devait « révéler la vérité au monde« , c’est-à-dire avouer n’être pas humaine. Le twist de l’affaire étant que sa doublure maléfique ne l’était pas davantage.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
De cette guerre interne entre deux chipies virtuelles, quelles conclusions tirer ? D’abord celle-ci : la vraie révélation n’est pas tant que Lil Miquela ne soit pas humaine mais plutôt que certains aient pu croire le contraire. Pas besoin d’un examen poussé. Si les codes Instagram sont respectés à la lettre, avec les poses, tags et géolocalisations qui vont bien, l’avatar est en soi loin d’être hyperréaliste. Les problématiques soulevées ne relèvent alors pas de celles qui émergent avec le développement des nouvelles technologies permettant l’illusion hyperréaliste comme la réalité virtuelle. Elles relèvent au contraire de mécanismes psychologiques humains vieux comme les origines de l’humanité. On pourrait partir de la paréidolie, désignant la propension que nous avons d’identifier un visage humain dès qu’une suggestion a minima se présente – le fameux coup de la prise électrique rieuse. Ou alors partir des mythes, comme celui de Pygmalion amoureux de sa statue de marbre désormais transformé en une nuée de pixels que l’on désire, jalouse et imite. Que l’humain dispose de ressources d’empathies infinies pour son semblable, si artificiel soit-il, le capitalisme émotionnel l’a bien compris. Le selfie semble en effet devenu une valeur d’échange si puissante que sa forme ritualisée continue à fonctionner même en l’absence d’origine humaine.
Y a-t-il un sujet derrière le visage ?
Et pourtant, le visage a longtemps été perçu comme le sanctuaire de l’humanité. De son essence absolue et inaltérable, inspirant à Emmanuel Levinas ses fameuses pages sur l’impératif éthique. Or avec Faceworld, le premier livre de la jeune théoricienne Marion Zilio, on découvre que le visage ne serait qu’un « objet technique » parmi d’autres ; une « invention« , dont l’auteure entend retracer la construction historique. Son postulat est simple. Pour se voir, il faut une médiation. Celle d’une surface réfléchissante, le reflet dans l’eau ou le miroir, dont le caractère transitoire ne permet cependant pas de véritablement se regarder ni se connaître. La perception de soi est donc corrélée à l’invention des techniques de reproduction – le daguerréotype, la photographie, le film puis leurs équivalents numériques.
Cette évolution de nos moyens techniques d’accès au réel nous aurait alors fait passer du portrait (« unique et privatif, souvenir commémoratif de nos aïeux« ) aux visages à proprement parler (« devenus images, flux, marchandises, supports de toutes les projections fantasmatiques, économiques ou techniques« ). Le selfie – et a fortiori ce nouveau selfie ne renvoyant à aucun « self » réel – n’est alors que la pointe ultime d’un long processus historique dont l’évolution nous englobe et nous dépasse. Mais cette « fabrique » n’est pas que technique ; elle ne concerne pas que les moyens mais influe directement sur l’objet d’étude. Car le visage apparaît en portant la marque économique, politique, juridique et artistique du médium même qui rend possible son existence. Walter Benjamin ou Michel Foucault nous l’ont appris, l’apparition de la photographie est synonyme de celle des sociétés de contrôle. « La modernité a été marquée par un programme iconographique d’inscription et de révélation du réel à laquelle un grand nombre de scientifiques, de médecins, d’ingénieurs, mais aussi d’artistes et d’intellectuels participèrent. A leurs yeux, l’accès au réel nécessitait d’éloigner toute médiation suspecte, en confiant à des instruments ‘non-humains’ le soin de traduire et e témoigner des phénomènes observés« , retrace Marion Zilio.
Le selfie n’est pas un narcissisme, c’est un (post-)humanisme
Là où les romantiques célébraient l’intériorité mystérieuse, la modernité fait du visage un objet de savoir. Externalisé, il devient lui-aussi mesurable, cartographiable, classifiable. « En devenant une rétention matérialisée, l’objet-visage s’est transformé en prolongement technique de soi. Il n’est plus un double, mais une extension de soi, voire une prothèse palliant ses propres limites« . C’est-à-dire que si l’on suit la distinction établie par l’auteure, le visage en tant qu’il se distingue du portrait a toujours été associé à la circulation et à l’échange. La suite du développement de l’auteure continue de retracer cette progression, mêlant théorie des médias et histoire des idées, afin de dégager par rapport à son objet d’étude une « désubjectivisation » doublée d’une « sortie de l’intériorité privée« . On passe alors à la découverte du visage comme le lieu d’une invention, manière de retourner la fatalité qui fait que l’on ne puisse avoir accès à soi-même qu’à travers autre chose. Or sur ce qui est à distance de moi, je peux agir. L’identité n’est plus coïncidence ; la détermination biologique n’est plus une servitude.
On connaît le potentiel émancipatoire des écritures fictionnelles de soi dans la réappropriation des stéréotypes. On ne naît pas femme ou autre chose, on en performe temporairement certains attributs. Dans les années 1970, toute une généalogie d’artistes émergera dans le sillage des gender studies qui, d’Urs Lüthi à Cindy Sherman, feront de la prothèse-visage le site d’un travestissement – et désormais aussi une le site d’expérimentations biotechnologiques. Mais à ces visages ne correspondait encore aucune forme ritualisée, ni aucun média qui en orchestrerait l’échange. Lorsqu’apparaît le selfie dans l’écosystème du web 2.0, il n’est pas tant motivé par une exigence de transformation de soi qu’il vient combler un désir d’interaction et de communication. Comme un « salut, ça va ? » sans gestes ni paroles, le selfie est un appel lancé dans le vide de la médiasphère possédant la capacité de se répandre instantanément en tous points du globe.
Copernic, Latour et Lil Miquela sont dans un bateau…
Pour Marion Zilio, le selfie, parce qu’il est d’emblée circulatoire, participe « d’un vaste mouvement de fluidification : le structuralisme déclinait, la déconstruction mettait en crise la représentation, les métaphysiques du sujet implosaient et les flux financiers implosaient« . Plus encore, il s’accorde au moment présent que nous traversons. Face aux progrès de l’intelligence artificielle et aux catastrophes naturelles, l’homme se découvre vulnérable et co-dépendant, forcé à reconsidérer sa place dans un univers dont il n’est plus le centre. Toutes nos habitudes mentales sont à refonder, afin de sortir de l’opposition entre nature et culture et de ménager une place aux hybrides. Le changement de paradigme est d’une ampleur comparable au moment copernicien – sauf qu’il s’agit précisément de le renverser, et d’entamer ce que l’essayiste Bruno Latour nomme une « contre-révolution copernicienne« .
Dans les années 1990, avec l’apparition des fantasmes post-humains, le corps a été mis hors-jeu. Trop lourdement charnel, il ne parvient pas à passer la porte de la dématérialisation. C’est à ce point que se précise vraiment la thèse de l’auteur. Parce qu’il s’est détaché du corps, sorte de prothèse s’étant autonomisée, le selfie anticipe l’adaptation de l’homme à sa nouvelle condition. Le retournement est malin. Difficile en effet d’être passé à côté : les nouvelles tendances du monde de la pensée cherchent à penser le non-humain – machinique ou naturel, ces deux prolongements de l’homme jusqu’alors refoulés. Qu’on les nomme ontologie orientée objet, réalisme spéculatif en philosophie contemporaine, que l’on pense au retour sur le devant de la scène de penseurs comme Félix Guattari (l’écosophie), Étienne Souriau (les modes d’existence) ou Donna Haraway (l’anti-spécisme) ou que l’on élargisse l’approche à l’anthropologie avec le polyperspectivisme d’un Viveiros de Castro, tout est bon à prendre sauf les théories du sujet et l’héritage post-structuraliste. Or avec Faceworld, Marion Zilio se raccroche à ce wagon théorique tout partant du sujet – ou plutôt, en en détachant une partie pour la transformer en objet.
La richesse de cet essai ambitieux et ultra-référencé est peut-être aussi sa limite. On y retrouve quasiment au complet une clique d’auteurs cool, souvent déjà cités ailleurs ensemble et en grappe. La fameuse « boîte à outils » dont parlait Deleuze à propos de la French Theory et qui a tant fait bondir aurait-elle trouvé un nouvel équivalent ? Ces éco- et polypensées seraient-elles la nouvelle doxa de notre troisième millénaire ? Faceworld est néanmoins l’une des rares synthèses sur le sujet, parvenant de surcroît à rester pop et léger tout en naviguant allègrement entre des sources disparates – art, philosophie, histoire des techniques et théorie des médias.
Marion Zilio, Faceworld. Le visage au XXIe siècle, Presses Universitaires de France (PUF), 2018
{"type":"Banniere-Basse"}