[Les industries culturelles face au confinement #2] Galeries, musées et salons sont contraints de fermer leurs portes. Alors que le monde de l’art est menacé dans sa survie même, les professionnel·les s’inquiètent d’un repli identitaire et expérimentent des alternatives.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 1 : Quel avenir pour les films sortis en salles juste avant leur fermeture ?
Pour les galeristes, les effets avaient déjà commencé à se faire sentir avant la fermeture obligatoire des lieux de culture. « Nous revenions de New York où nous avions participé à Independent. Une belle foire mais où nous n’avons réalisé aucune vente en raison du début de panique à New York suite aux premiers cas de Covid-19, puis de la chute des marchés financiers. Le début de la saison sèche donc… », raconte Florence Bonnefous, codirectrice avec Edouard Merino de la galerie Air de Paris qui, initialement, lors du premier moment de flottement, avaient pris la décision de laisser ouverte leur espace à Romainville – « avec du gel » et un « #elbowbump ».
Puis la décision tombe. Tout ferme. Galeries, institutions, musées, project-spaces – tout. Et la question se déplace alors. Comment donner accès malgré tout ? Pour survivre tout d’abord, mais aussi pour alimenter la flamme d’une communauté, défendre l’idée du lieu public, par essence ouvert, quand bien même il le serait autrement ? « Quelle que soit la façon dont sont traités ces contenus, l’important est d’en produire, de ne pas demeurer inactifs, de penser à comment exister », souligne-t-elle encore.
Même son de cloche du côté de Vincent Honoré, directeur de la programmation artistique du Mo. Co à Montpellier, qui rassemble le centre d’art le Mo. Co. Panacée, le lieu d’exposition Mo. Co. Hôtel des collections et l’Ecole des beaux-arts. « Devant l’urgence de la situation nous avons dû fermer trois sites, demander à plus de 150 étudiants de rentrer chez eux, en rapatrier certains qui étaient en stage, dont à l’étranger, mettre en place les veilles pour la sécurité des personnels et des œuvres, annuler tous nos événements jusqu’à nouvel ordre, anticiper ce que vont devenir nos prochaines productions. La question du partage de nos activités est cependant restée au cœur de nos préoccupations.«
Quelle expérience lorsque le corps est soustrait de l’équation ?
« Que devient un lieu public quand il est fermé ? La question est cruciale, enchaîne Vincent Honoré. Le lieu public, même fermé, reste une safe zone. Il est encore de notre devoir d’être un lieu de partage et de tolérances, un lieu qui crée des récits et des mémoires communes.« Mais comment prolonger, ou inventer, cet accès ? La question est bien sûr celle des modes d’expérience – particulièrement dans le cas des arts visuels, arts de l’espace.
Au Mo. Co-Panacée, l’exposition en cours joue précisément sur un paysage immersif, où les œuvres s’agencent et se perçoivent au sein d’un parcours baigné dans une brume colorée changeante <>. « Je pense que ni l’expérience des œuvres ni celle des expositions ne sont remplaçables. En particulier dans les expositions du moment au Mo. Co., que j’ai voulu très cinématographiques, comme une expérience du tragique. »
Or que devient l’immersion sans l’espace ? Déjà, certaines alternatives ont été tentées. Elles existent, quand bien même il s’agissait, jusqu’ici, d’initiatives isolées. La foire Art Basel Hong Kong, prévue du 19 au 20 mars et annulée début février, a mis en place un système de viewings rooms (show-rooms virtuels), où les exposants présentent leurs stands en ligne, sur une plateforme accessible via le site de la foire – jours de preview VIP inclus.
Voir une exposition depuis son écran comme si on y était ?
Ce système, la galerie David Zwirner l’expérimente depuis 2017. Depuis la rentrée, la galerie est physiquement implantée à Paris, ouvrant entre les murs de l’ancienne galerie Yvon Lambert son cinquième espace après ceux de Londres, New York, Hong Kong. « J’ai coutume de dire que notre espace d’exposition virtuel est le sixième espace de la galerie », note Justine Durrett, codirectrice de la galerie à Paris.
Qu’y trouve-t-on ? « Un espace d’exposition virtuel, qui accueille des monographies d’artistes de la galerie, mais aussi des curateurs extérieurs invités, ainsi que du contenu vidéo, comme des visites d’atelier et des vidéos. » Initialement prévu pour n’accueillir que du contenu destiné à être en ligne, il héberge également à présent, tant que les espaces physiques seront fermées, la matière digitalisée des expositions en cours.
« A Art Basel Miami en décembre, le showroom virtuel nous a permis de présenter des œuvres de très grand format qu’il aurait été matériellement compliqué, et environnementalement irresponsable, de transporter. » Pour Art Basel, la galerie présente l’exposition collective On Painting. Art Basel Online sur les viewing room d’Art Basel (du 18 au 25 mars) et sur l’espace en ligne de la galerie (du 20 au 25 mars) – car oui, la temporalité des expositions y est conservée.
Mettre en ligne, montrer, informer, et le reste ?
Or la temporalité, et l’exclusivité de l’accès dans certains cas ont beau être préservées, les œuvres et les expositions ne sont pas uniquement visuelles, et en appellent à tous les sens. Certes, les développements technologiques s’affineront encore, l’immersion sera de plus en plus réaliste, peut-être pourra-t-on même un jour avoir également l’odeur, le toucher… Peut-être encore, devenus mutants à la stimulation rétinienne surdéveloppée, nous habituerons-nous tellement au monde virtuel que le reste ne nous manquera plus tant que ça.
Mais l’art n’est pas que cela : reposant sur des rituels de sociabilité qui participent tout autant de l’expérience, il est un monde en soi. De son côté, Daniele Balice, codirecteur de la galerie Balice Hertling à Paris, a réalisé des ventes depuis la viewing room d’Art Basel Hong Kong. Il tient cependant à séparer le moment marchand de la foire de la vie au jour le jour de la galerie, présente dans un contexte, un lieu. Pendant la fermeture, la galerie ne proposera pas de visite virtuelle, consciente que rien ne remplace l’expérience véritable.
A la place a été créé une chaîne YouTube, avec du contenu produit par les artistes de la galerie, qui jouera, pour qu’il n’y ait pas de confusion avec le format de l’exposition, la carte de l’entertainement. Italien à Paris, entouré d’une communauté d’artistes internationaux pour la plupart venus habiter à Paris, il tient à souligner : « Le moment de réorganisation radical à venir m’inquiète. La communauté artistique internationale va perdre en énergie. Je remarque déjà une recrudescence d’expressions nationalistes, les gens détestent les Chinois, puis les Français, puis les Allemands… Ecologiquement, il faut voyager moins, tout en faisant attention de ne pas mélanger échelle de proximité et nationalisme. »
« Prenons maintenant le temps pour imaginer des alternatives«
Du côté de Air de Paris, la pensée d’un lieu spécifique, de ceux qui l’habitent, s’y attardent, le traversent et y reviennent est un pivot de l’identité de la galerie. Ce lieu est mobile, passé de Nice à Paris (rue Louise Weiss dans le XIIIe, « quand même pas l’hypercentre ») puis Romainville au sein du complexe artistique Komunuma, encore en partie en développement. « Je suis là en permanence et j’accueille vraiment les visiteurs, je leur raconte des histoires sur comment ça se passe chez nous. Car il y a bien un chez nous, qui est particulier et différent de ce qu’il serait chez un autre. Ce n’est pas une affirmation arrogante mais la volonté de ne pas contribuer à un monde du pareil au même, par trop catégorisé et construit à coups de business plan », détaille Florence Bonnefous.
Et de constater : « Brutalement, nous prenons conscience de la structure d’un marché planétaire construit et largement développé sans réfléchir aux effets retors (écologie), aux routines abêtissantes (pauvreté des idées), au sens de la vie. Quand ces commerces viennent d’être qualifiés de ‘non essentiels’, alors on est peut-être libéré de quelque chose, on peut commencer à réfléchir à ce qui l’est véritablement. Prenons maintenant le temps pour imaginer des alternatives. Une sorte de ZAD artistique au sens d’Alain Damasio : une Zone à désirer. »
En même temps que les outils d’accès à distance et que les anticipations d’un monde à venir, entre le rafistolage à court terme et les nécessaires changements structurels, reste la question infiniment plus pragmatique, c’est-à-dire vitale, de la survie économique de tout un champ qui, à quelques très rares exceptions hors-sol près, sera blessé dans son ensemble.
Et Florence Bonnefous d’insister : « Pour finir, je voudrais parler en tant que membre du Conseil du CPGA (Comité professionnel des galeries d’art) et dire que nous prenons activement la mesure de la situation dans laquelle les galeries et les artistes se trouvent aujourd’hui et que nous déposons toutes sortes de demandes de soutien auprès du gouvernement et des instances de la profession. Enfin, je me permets également d’en appeler aux collectionneurs privés, ne nous oubliez pas, achetez des œuvres d’art ! »
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