Le 20 janvier, jour de l’investiture de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, les artistes appellent à la grève. Tour d’horizon d’une résistance qui s’organise (et dont l’arme principale est un certain selfie d’Ivanka Trump)
Nous y sommes. Le 20 janvier, Donald Trump prêtera serment sur la Bible devant les marches du Capitole à Washington, et prendra officiellement ses fonctions de 45e Président des Etats-Unis. Alors que les mouvements de protestation s’organisent, les artistes ne sont pas en reste. Mais comment résister de manière efficace ? L’une des réponses les plus spontanées a été l’appel lancé aux institutions du pays à garder portes closes ce jour. Sous le slogan « NO WORK NO SCHOOL NO BUSINESS » (« pas de travail, pas d’école, pas de business), l’influent site e-flux s’est fait l’écho d’un texte adressé aux institutions signé par de nombreux artistes et critiques – dont Barbara Kruger, Cindy Sherman, Walid Raad, Yve-Alain Bois, Chris Kraus ou encore Benjamin Buchloh.
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Le mouvement, nommé « J20 Art Strike », ne concerne pas le seul champ de l’art, mais vient compléter un appel à la grève national : « Nous considérons cette grève comme l’une des tactiques possibles pour combattre la normalisation du Trumpisme – un mélange toxique de suprématie blanche, de misogynie, de xénophobie, de militarisme et d’oligarchie. Comme toute tactique, il ne s’agit pas d’une fin en soi, mais plutôt d’une intervention appelée à se ramifier dans le futur (…), une invitation à reformuler les motivations de ces activités, et d’imaginer comment refaire de ces espaces des lieux où produire des formes de résistance« . A quelques jours de l’investiture, de nombreuses institutions avaient d’ores et déjà communiqué leur décision garder portes closes – une liste les recense à l’échelle nationale et à celle de New York.
Des voix n’ont pas tardé à s’élever dénonçant l’inanité de la grève. Entre les colonnes du Guardian, le critique Jonathan Jones n’hésitait pas à la taxer d’ « idée la moins efficace possible » de la part d’une centaines d’artistes composant le haut du panier de l’élite culturelle, avant tout désireux selon lui de « se donner bonne conscience« . Du côté de chez artnet, le critique Ben Davis explique quant à lui pourquoi il a décidé de s’engager en faveur de la grève. Pour lui, qui rappelait déjà au lendemain du résultat des élection que l’ « art doit tirer les leçons de l’élection de Trump sous peine de sombrer dans l’inutilité« , la grève n’est pas qu’un geste vain : elle est le premier pas vers une réfutation de l’individualisme néolibéral et d’une action collective à venir, nécessaire à l’échelle de la société entière. De plus, explique-t-il, « il y a chez les contempteurs du mouvement des raisons pragmatiques à leur position. Ceux qui refusent de protester craignent de se mettre à dos de potentiels mécènes et publics« .
En 1970, les artistes faisaient déjà grève contre Nixon
Quel pourrait alors être l’impact et les conséquences d’une telle action ? A vrai dire, rappelait le site Hyperallergic, l’histoire nous en fournit un précédent. En 1970, une autre « grève de l’art » d’ampleur nationale venait sanctionner la décision du Président Nixon d’étendre la guerre du Vietnam au Cambodge, décision qui s’était accompagnée de violence policières et de répressions raciales. Le 22 mai 1970 eut ainsi lieu la « New York Artists’ Strike against Racism, Sexism, Repression and War » (La grève des artistes new-yorkais contre le racisme, le sexisme, la répression et la guerre).
Ce mouvement avait alors dépassé le cadre d’une journée de grève que s’est fixée la grève du J20, de nombreux artistes allant jusqu’à retirer leurs œuvres des musées et des expositions, exigeant leur fermeture pour une durée indéfinie. Parmi eux, Robert Morris, l’un des principaux représentants du Minimalisme, fit fermer son exposition au Whitney Museum afin de « souligner la nécessité qu’imposait le contexte présent de changer l’ordre des priorités, et de troquer un temps la production artistique contre une action unie au sein de la communauté artistique, afin de porter à la connaissance de tous les conditions de répression, de guerre et de racisme prévalant dans le pays« . De son côté, l’artiste conceptuelle et philosophe Adrian Piper retirait l’une de ses œuvres du New York Cultural Center, la remplaçant par une déclaration où elle détaillait les raisons de son geste, faisant valoir « l’impossibilité qu’ont les formes d’expression artistique à exister sous d’autres conditions que la paix, l’égalité, la vérité, la confiance et la liberté« .
Contre l’individualisme rampant, la grève doit esquisser les prémisses d’une conscience collective
On ne sait encore si les artistes choisiront ou non de prolonger la lutte cette fois-ci. Mais il semblerait que le vent ait tourné. Non pas que la mobilisation soit moins virulente en soi, mais les moyens qu’elle se donne pour se faire entendre sont de nature différente. Là où les artistes de 1970 continuaient à inscrire leurs protestations dans le contexte institutionnel, ceux de 2017 ont compris que le nerf de la guerre, ce sont les institutions elles-mêmes. Plus qu’un acte symbolique, la grève est l’occasion de prendre conscience de la manière dont celles-ci sont connectées au contexte socio-économique des structures étatiques.
Dans le cas des Etats-Unis spécifiquement, où il n’existe aucun ministère de la Culture, les musées dépendent largement d’un financement privé et d’une administration dont les membres prospèrent grâce au néolibéralisme qui a placé Trump au pouvoir. Ca contrairement à d’autres champs de la culture comme la musique, le cinéma ou l’édition, le monde de l’art n’est pas une industrie, et donc plus démuni face aux changements de politiques publiques – risquant à terme de dépendre encore plus du bon vouloir d’une poignée de riches mécènes locaux . C’est notamment le point de vue du critique Hal Foster, soulignant que le monde de l’art fonctionne en majeure partie grâce aux même système néolibéral qui a placé Trump au pouvoir – et que le monde de l’art est alors, de fait, devenu un moteur d’inégalités.
Richard Prince renie son portrait d’Ivanka Trump et le déclare faux
Le nerf de la guerre, on l’a bien compris, c’est l’argent. La grève du J20 est le symbole fondamental d’un monde artistique uni face aux menaces – déjà, la nouvelle vient de tomber que l’administration Trump pourrait supprimer le National Endowment for the Arts (le Fond National pour les Arts), agence fédérale chargée aider les artistes et les institutions culturelle du pays selon un système de subventions et de bourses.
En cela, l’une des manières effectives de combattre Trump et de faire résonner la voix des artistes pourrait alors avoir été esquissée par Richard Prince. Connu pour sa pratique appropriationnniste menée depuis le début des années 80 qui consiste à questionner les notions d’auteur de d’original en reproduire telles quelles des images issues de la culture populaire, ses dernières œuvres ont pour matière première des clichés postés par des utilisateurs privés sur instagram. L’artiste les commente, les agrandit et en vend la reproduction comme une œuvre signée de sa main, déclenchant comme il fallait s’y attendre l’ire de l’internet (et heureusement de rares analyses plus fines de la pertinence de son geste à l’ère des procès pour plagiat généralisés).
Il a déjà beaucoup été question de la collection d’art d’Ivanka Trump qu’elle se plaît à montrer sur son compte Instragram. Parmi ses oeuvres, des pointures comme Christopher Wool, David Ostrowski, Nate Lowman et, jusqu’à il y a peu, Richard Prince. De celui-ci, la fille du Président avait possédait notamment une œuvre de la série Instagram montrée à la galerie Gagosian en 2014, plus précisément la reproduction de l’un de ses selfie, dont elle aurait fait l’acquisition pour 36 000 dollars. Or à quelques jour de l’investiture, le 11 janvier, l’artiste faisait savoir qu’il avait lui retourné la somme reçue en échange de l’œuvre. Surtout, il se fendait d’un tweet lapidaire réfutant la parenté de cette œuvre, la déclarant dorénavant fausse : « Ceci n’est pas mon œuvre. Ce n’est pas moi qui l’ai faite. Je m’en défends. Je dénonce. Ceci est un faux« .
Pour le critique Jerry Saltz, le geste de Prince déclarant son œuvre fausse est quasiment « du jamais vu » dans le champ de l’art – et peut-être le début d’une stratégie inédite pour faire pression collectionneurs, dont ont peut supposer qu’une bonne moitié puisse être des Républicains ou supporters de Trump. Si la valeur de toute œuvre achetée repose sur son certificat d’authenticité fournit à l’achat, la déclaration de l’artiste qu’elle est fausse prend valeur performative et lui ôte de fait toute valeur. Bien sûr, dans le cas de Prince, la question de l’authenticité fait partie intégrante de l’œuvre, et le geste politique est en même temps esthétique. Mais pour Saltz, on peut néanmoins y voir un moyen pour les artistes de résister en masse.
Lutter contre la toute-puissance du marché par le marché ?
Certes, une nouvelle possibilité s’offre aux artistes, mais encore faut-il que ceux-ci aient acquis une notoriété (et une cote) suffisante pour être collectionnés, et l’être à des prix susceptibles d’affecter la fortune du collectionneur visé. Si les artistes les plus cotés sur le marchés se sont vus mettre entre les mains une arme de résistance, il est plus que jamais nécessaire qu’ils ne se désolidarisent pas de l’écosystème artistique. Et qu’ils réclament, pour tous et en solidarité avec la grève J20, le maintien des maigres aides publiques – afin que le monde de l’art ne devienne pas uniquement le terrain de jeu du néolibéralisme effréné.
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