Récit d’une nuit embrumée, faites d’apparitions et de rumeurs, sur le tournage du dernier film de Loris Gréaud en compagnie de Willem Dafoe et de Charlotte Rampling.
D’abord la touffeur. Une vague de chaleur tiède, fétide, qui souffle au visage lorsque nous poussons la porte du studio, en fond de cour. Puis cette image, une vision plutôt, qui se dessine sans crier gare : trois jeunes femmes, l’une rousse, entièrement nue, les deux autres, asiatiques, cheveux de jais et culottes blanches suspendues au plafond, ligotées, bâillonnées, pliées de plaisir et de douleur. Rose pâle, violettes bientôt, têtes en bas et yeux exorbités elles entretiennent une relation fascinante avec les trois maîtres qui les attachent, leurs visages noircis à la cire. On pense immédiatement à Araki qui expose en ce moment au musée Guimet ses photographies de sculptures corporelles et aux poupées disloquées du surréaliste Hans Bellmer.
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Les plaisirs secrets du ligotage
Mais nous sommes sur l’ultime scène du film de l’artiste Loris Gréaud dont la bande annonce vient tout juste de sortir. Et d’autres surprises nous attendent. Il est 22h30, et comme dans un film de contre-espionnage, l’adresse nous a été délivrée à la toute dernière minute. Jusqu’au bout nous avons pensé nous rendre dans l’un des ateliers du DOC, ce nouvel espace autogéré par des artistes près de la place des Fêtes à Paris. Au lieu de quoi c’est dans l’arrière-cour d’un immeuble des années 30, dans un petit atelier sous verrière que nous nous sommes retrouvés mercredi 13 avril pour assister aux dernières prises de Sculpt.
On nous avait promis un atelier clandestin, c’est finalement dans le seul studio de shibari de France que nous avons atterris. « Place des Cordes » n’apparaît sur aucune carte géographique. Et pour cause, c’est le nom de cette association dans laquelle on s’initie toutes les semaines aux plaisirs du bondage.
L’artiste le dit d’emblée : il a un peu forcé le trait, rajouté des tatamis pour tapisser l’espace, complexifié le réseau de cordage qui dessine au plafond une gigantesque toile d’araignée et demandé à ses assistants (ils sont une bonne douzaine, tous munis de T-shirts à l’effigie du film) d’activer à intervalles réguliers une machine à fumée qui renforce encore l’atmosphère exotique / érotique des lieux.
Des hallucinations vivantes
Quelques minutes plus tard, deuxième apparition plus improbable encore : Willem Dafoe en personne vient jouer les Spider-Man, s’approche d’une des filles dont il soutient le regard par le bas, découpe des fils imaginaires, le sourire carnassier en bandoulière. En contorsionniste aguerri, il se déplace à pas d’araignée dans cette dense forêt. A quatre pattes, le dos courbé, en rampant, il trace son sillon parmi ces hallucinations vivantes. Dans Sculpt, il tient, paraît-il, le premier rôle : celui d’un caméléon qui court à sa perte, d’abord collectionneur, puis producteur avant de finir galeriste, art dealer en VO, pris au piège de son propre système.
Le film, explique Loris Gréaud, est une sorte de décalque amplifié, essoré, du milieu de l’art. Pas vraiment une critique ni une parodie mais la réplique mimétique d’un système dont tous les curseurs ont été poussé au maximum. Pour mieux faire dérailler la machine et penser la dématérialisation de l’art, sa définition, ses modes de commercialisation. “C’est une anticipation en quelque sorte” conclut l’artiste qui s’était fait remarquer l’hiver dernier à Dallas en orchestrant la destruction de sa propre exposition, reconstitution lunaire d’un musée d’histoire naturelle qui ouvrit donc ses portes au public dans une version saccagée.
Pourquoi Willem Dafoe ?
« Le personnage qu’il joue a un mauvais fond, il est hyper ambivalent or Willem est vraiment le méchant par excellence. La subtilité en plus. Il est à la fois le bouffon vert de Spider-Man et le héros de Lars von Trier qui se fait écraser les testicules par Charlotte Gainsbourg avant de jouer Pasolini chez Ferrara et de passer à un film ultra pointu « , raconte l’artiste.
« Comme on a mimé le système de l’art, on a mimé le système hollywoodien et Willem l’a très bien compris » complète Loris Gréaud avant de vanter le génie mais aussi l’investissement réel de l’acteur américain révisant son texte dans sa chambre d’hôtel alors qu’il est actuellement sur un gros tournage à Londres et que ce film ne représente aucun intérêt financier pour lui.
“Quand je parle de la soumission à la volonté d’un réalisateur, les gens perçoivent parfois une sorte de passivité ou d’indifférence alors que je suis terriblement investi », confirme l’intéressé.
« Plus je vieillis, plus j’aime être surpris et je peux l’être d’autant plus en servant la vision de quelqu’un d’autre. Je suis très loin de la terminologie classique de l’acteur, j’aime la posture du fan, être surpris. Loris est un gentleman et je trouve cette opportunité de toucher à des choses aussi différentes, cette ouverture, très excitantes. J’ai toujours alterné entre des films indépendants, des films étrangers, des films hollywoodiens et des films expérimentaux, notamment dans ma jeunesse, à downtown NY » complète l’acteur.
Ce qu’il savait du projet avant de débarquer en cette mi-avril sur le tournage de cette ultime scène ?
« Pas grand-chose, à part qu’il y aurait cette scène dans le Shibari studio. Je savais aussi qu’il y avait un texte très intéressant de Nicolas Roux. Un texte très « in and out » en terme de logique et psychologie. Un texte coloré et contrasté. J’ai aimé l’idée de devoir naviguer au milieu de tout cela. Mais je ne savais pas exactement à quel point le projet était fou ! »
Son rapport à l’art ? « J’aime autant aller dans des galeries que d’aller au cinéma. Mais parfois le monde de l’art est plein d’idées. Et n’investit pas les symboles de façon aussi intéressante que peut le faire Loris. Pourtant, l’art peut parfois changer votre façon de voir, de façon très directe« .
Charlotte Rampling à voix basse
C’est aussi ce que pense Charlotte Rampling qui rempile ici pour un nouveau projet avec Loris Gréaud – dont elle découvrit le travail apprécié pour « sa sensualité et son inventivité » chez le galeriste Yvon Lambert – après avoir joué dans le court métrage aquatique et mystique de l’artiste, une superproduction de 20 minutes dans laquelle on pouvait aussi entendre la voix de David Lynch et les accords du groupe Antipop Consortium.
« Dans Sculpt, explique Rampling dans son costume d’ours bleu, il m’a inventé un personnage pour que je puisse participer. On ne sait pas exactement ce que ce personnage va faire, il met en alerte, c’est comme un warning, il crie toutes les choses qui sont en train de faire que le monde s’effondre ».
« Je connais les grandes lignes du projet mais je ne sais pas ce que ça donnera à la fin » complète l’actrice habituée à travailler avec des artistes (dont Juergen Teller ou Steve McQueen). Maquillée et fatiguée après cette dernière scène tournée aux alentours de minuit où elle donne la réplique, vociférant à voix basse (chez Gréaud, l’oxymore est une figure clé) à la barbe de Willem Dafoe, elle poursuit.
« Loris voulait que je hurle mon texte, sous la pluie, à l’abri. Il mixera tout cela, dans une articulation de son imaginaire, dans cet univers que je trouve fascinant ».
L’égérie Saint Laurent sous le charme
Betty Catroux, présente elle aussi sur cette dernière scène du tournage, ne sait pas non plus à quoi ressemblera le film au final. L’ex-muse d’Yves Saint Laurent (« je suis juste la fille Saint Laurent, même pas la mode », s’amuse avec une classe folle cette grande blonde visiblement ravie d’être là) s’est laissée convaincre par « le charme de Loris« .
« Quel rôle je joue ? Ah ! mon pauvre ami, je n’ai rien compris. Quelqu’un de louche à coup sûr, je suis née pour être louche ! Je ne sais pas très bien de quoi il s’agit mais je me suis fait un petit film dans ma tête. Je dois aller chercher des sortes de petites boîtes dans les mains de Willem Dafoe. J’ai imaginé que j’allais chercher de la drogue et grâce à Dieu, je n’ai pas eu à parler car je saurais morte de honte si j’avais du donner la réplique à Willem Dafoe, ce génie, classe à part », raconte, enthousiaste et magnétique, l’égérie.
Le casting d’enfer se poursuit avec la présence d’Abel Ferrara, que l’artiste a filmé à Venise, mais aussi de Michael Lonsdale. Autre oxymore donc : la rencontre du blockbuster et du cinéma expérimental, que l’artiste a étudié avant de passer aux beaux-arts de Cergy. Autant dire que la séance de shibari et de ces trois filles ligotées, pâmées de souffrance et de plaisir, est une métaphore qui dit combien Loris Gréaud aime à torturer aussi les industries culturelles de l’art et du cinéma, à en malmener les conventions.
De l’intrigue générale du film, on ne saura pas grand-chose en effet, hormis ce pitch délivré par Loris Gréaud sur la torsion qu’il entend infliger à la représentation du monde l’art et ses objets-écrans qui masquent « un marché noir d’expériences impures ». Quant à sa diffusion prévue dans les prochains mois elle promet elle aussi, chez un artiste qui a fait de la rumeur, de l’intox et du coup d’éclat des outils à part entière, de réserver quelques surprises dont nous ne pouvons ici dévoiler les contours.
Auto-vandalisme à Dallas
Au Musée de Dallas l’an dernier, l’opération d’auto-vandalisme avait d’abord laissé les commentateurs pantois, expliquant sur les chaînes de télévision locale que l’ensemble de l’exposition avait été mis à sac mais que l’artiste ne souhaitait pas qu’on lui fasse réparation. Quelques semaines plus tard, l’artiste s’attaqua cette fois ci à sa propre réputation médiatique en provoquant volontairement la colère d’une journaliste du Dallas Observer qui l’accusa en retour de sexisme et attira l’attention des réseaux sociaux et de ses confrères qui prédirent à l’artiste honni la fin de sa carrière.
« La perte de contrôle faisait partie intégrante du projet tant du point de vue de l’événement d’ouverture que du virus » avait commenté après coup Loris Gréaud qui, aujourd’hui âgé de 37 ans, poursuit finalement un projet entamé dès ses débuts sur la scène de l’art (débuts fulgurants qui lui valurent à peine sorti de l’école d’être exposé chez Yvon Lambert, de signer une exposition au Plateau Frac île-de-France avant d’investir, à l’âge de 29 ans, tout le Palais de Tokyo pour une gigantesque exposition scénarisée comme un opéra rock).
Soit l’idée que toutes ses œuvres, et leurs multiples protubérances, ne sont que les composantes ou les tentacules d’un projet beaucoup plus vaste dont il contrôle, ou laisse volontairement échapper – ce qui revient au même – les modes d’apparition et de rétention. Chez Gréaud, tout se chevauche : les commentaires précédant parfois l’œuvre, le teasing se suffisant parfois à lui-même, la production d’objets (comme ces magnifiques bonbons noirs “au goût d’illusion” qui annoncèrent avec un an d’avance son show au Palais de Tokyo) précédant parfois celle des expositions pensées comme des œuvres d’art totale.
Et c’est cette fois c’est une pépite rouge, incandescente, qu’il nous envoie sous la forme d’une bande-annonce de Sculpt, un film au bord du burn-out, en phase avec un artiste hors-norme et qui se dit lui-même en “combustion perpétuelle”.
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