L’air du temps est aux procès pour plagiat, tant dans le monde de l’art que de la musique. Alors que le partage est quotidien sur les réseaux sociaux, ces procès révèlent le besoin de redéfinir les notions d’auteur et d’œuvre originale. Comment créer du nouveau alors que les références du passé sont partout ? Éléments de réponse avec le critique d’art François Aubart, qui a récemment consacré une expo à l’appropriationnisme.
La semaine dernière, l’annonce de la condamnation pour plagiat de Robin Thicke et Pharrell Williams, jugés coupables d’avoir copié Got to give it up de Marvin Gaye dans leur tube de 2013 Blurred Lines, mettait le monde de la musique en émoi. Dans le domaine des arts visuels également, les procès pour plagiat se sont succédés : parmi eux, Valentin Carron, accusé d’avoir copié une statue d’un artiste suisse décédé sans en mentionner le nom, ou encore Luc Tuymans, condamné pour avoir basé un tableau sur le portrait d’une photojournaliste. Alors que le partage des images via les réseaux sociaux est devenu une pratique quotidienne, ces procès révèlent le trouble qu’introduit internet dans la définition de l’auteur et de l’œuvre originale.
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« Share » ou « Partage », ce geste que nous pratiquons tous machinalement a des antécédents dans l’histoire de l’art. A la fin des années 1970 émerge un mouvement artistique qui consiste à reprendre une image créée par un autre et à la signer de son nom : l’appropriationnisme. Pour les artistes que l’on y associe, dont Sturtevant, Sherrie Levine ou Richard Prince, c’est un geste critique fort, qui permet de venir interroger la manière dont le contexte de présentation d’une image influe sur sa réception.
Critique d’art et commissaire d’exposition, François Aubart a récemment consacré une expo à l’appropriationnisme. Pour lui, les procès récents sont avant tout symptomatiques d’une époque où l’appréciation de l’art est de plus en plus indexée sur un rapport d’ordre financier et spectaculaire : les procès sont largement médiatisés, tandis que la notion de copyright est souvent brandie en vue d’obtenir dédommagement. Il nous explique pourquoi, afin de dépasser la surenchère des procès, il incombe de nous défaire de l’idée d’un auteur qui créée à partir de rien. Et à l’inverse, commencer à envisager l’artiste comme quelqu’un qui prend position par rapport à un matériau préexistant dont il modifie la lecture.
Qu’est-ce qui vous a poussé à consacrer des recherches à l’appropriationnisme ?
François Aubart – L’appropriationnisme est un mouvement artistique qui émerge à la fin des années 1970 et qui consiste alors à reprendre une œuvre et à la signer de son nom. A la fin des années 1990, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’art, le geste de prendre était devenu quotidien. La musique que l’on écoutait était faite à partir de boucles et de samples, et il était très facile de graver un CD et de le passer à quelqu’un. Puis internet arrive, et le même phénomène se produit pour les images, la musique et les films : ils se mettent à circuler, et on peut les copier. Dans ce contexte, la question de l’appropriationnisme a été remise à l’ordre du jour, tout en se posant de manière entièrement différente.
Justement, comment définir l’appropriationnisme aujourd’hui ?
Le terme n’est jamais neutre. La signification varie en fonction de la personne qui l’emploie. A strictement parler, si l’on veut se placer du côté de l’histoire de l’art, les premières occurrences ont lieu avec Sturtevant, une artiste qui a commencé à reproduire les œuvres d’autres artistes dès les années 1970. Lorsqu’elle reproduit par exemple les sérigraphies de Warhol, elle se demande ce que ça veut dire en termes d’auteur d’utiliser des outils de production en série. C’est le départ de l’appropriationnisme comme démarche. Le terme est ensuite très utilisé au début des années 1980 pour désigner un mouvement qui se constituera avec la génération suivante, et qui élargit l’approche à l’image de manière plus générale. Lorsque Richard Prince reprend des publicités, il ne s’agit plus d’œuvres d’autres artistes, ce sont des images qui littéralement n’ont pas d’auteur. On voit déjà en quoi le terme peut mener à la confusion, puisque la nature du matériau utilisé n’est pas la même.
C’est sans fin ! Pour vous, un artiste qui reprend une image sur internet, c’est de l’appropriationnisme ?
Si l’on considère que l’interrogation soulevée par les pionniers est celle de l’utilisation d’un matériau préexistant par un artiste, c’en est toujours. Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’appropriationnisme, le terme a une signification encore plus large, et désigne n’importe quelle image préexistante, dont les images que l’on trouve sur internet.
Même s’il n’y a pas de visée critique derrière le geste ?
Absolument. L’appropriationnisme est devenu un geste. Un geste qui peut être vide de sens. C’est ce qui s’est passé avec plusieurs autres mouvements dans l’histoire de l’art, qui sont devenus des réservoirs de sens sans posture critique derrière. De nos jours, beaucoup d’artistes reprennent les choses qui les intéressent sans forcément avoir une posture critique.
D’un côté, le geste de faire circuler des images, via les réseaux sociaux notamment, est une pratique partagée par tous, mais de l’autre, les procès pour plagiat se multiplient : Luc Tuymans, Valentin Carron, Richard Prince…
Ces histoires de procès m’intéressent assez peu, parce qu’ils posent moins des questions qu’ils ne semblent réguler des pratiques. Si l’on devait s’en remettre à une pratique artistique qui soit de la pure création à partir de rien, l’art deviendrait vite ennuyeux. Je pense qu’il est tout aussi important d’inverser la question, et de se demander à partir de quels contenus on a le droit de faire œuvre. Dans la musique, à partir des années 1990, pour les albums de hip-hop, il y a un spécialiste du sampling qui dit quelles boucles il est possibles de garder et lesquelles enlever, et qui nettoie l’album. Même si le sample et l’emprunt continuent d’exister aujourd’hui, il semblent que ces pratiques aient été pacifiés dans la musique par peur des procès. Le danger, c’est que cette autocensure s’invite dans les arts visuels.
Par ailleurs, la surenchère de procès mène parfois à des absurdités. L’an passé, la marque de street wear Supreme a attaqué en justice une autre marque, Supreme Bitch. Celle-ci entendait se moquer du côté misogyne de Supreme, connue pour vendre ses teeshirts à grand renfort de filles dénudées. Elle avait pour cela repris la typo du logo de Supreme et accentué le côté misogyne. Or lorsque Supreme fait un procès à Supreme Bitch pour atteinte à la propriété intellectuelle, c’est très ironique, car le logo de Supreme est déjà un plagiat de la typo utilisée par l’artiste Barbara Kruger ! En gros, ils revendiquent la paternité de quelque chose dont ils ne sont pas à l’origine, et qui était à la base le geste critique d’une artiste vis-à-vis des messages publicitaires.
Ces procès récents montrent qu’on a le droit de mettre du contenu en circulation, mais de moins en moins d’être auteur. La crispation sur les questions de droit est également révélatrice d’un moment où l’appréciation de l’art est de plus en plus annexée sur le marché, et où le rapport à l’art glisse vers un rapport financier et spectaculaire. On privilégie des questions sensationnelles et émotionnelles qui « entourent » l’art mais qui n’en sont pas…
Comment repenser la question de l’auteur ? Qu’est-ce qu’être un auteur aujourd’hui ?
Je crois que la notion d’auteur s’est déplacée. Si l’on continue à penser l’auteur comme un personnage créant à partir de rien, il n’ y a plus beaucoup d’auteurs. En revanche, si l’on considère qu’un auteur est quelqu’un qui prend position vis-à-vis de quelque chose, les artistes qui travaillent à partir de matériau préexistant sont des auteurs à 200%, parce qu’ils en déplacent la lecture et l’interprétation.
L’auteur est quelqu’un qui prend position. Par exemple, lorsque Richard Prince reprend les publicités Marlboro pour montrer les clichés qu’elle véhiculent dans la représentation de la masculinité avec la figure du cowboy solitaire (Cowboys, 1980-1992), c’est lui qui voit ces fantasmes collectifs, c’est lui qui les souligne. L’auteur est celui qui regarde. C’est-à-dire qu’il travaille avec les œuvres, qui sont pour lui des matériaux.
Le « travailler avec » serait donc le geste plus juste selon vous ?
C’est la manière dont j’interprète le premier procès de Richard Prince, celui qu’il a perdu contre Patrick Cariou en 2011 avant de gagner le suivant en appel. Dans ce procès, il adopte une posture un peu coquette et très drôle. Lorsque le juge lui demande s’il a l’impression de produire une œuvre inédite reprenant ces photos, on se doute bien qu’il lui faut répondre oui. Or Richard Prince se contente répondre qu’il aime bien faire ça. De même, à la question du copyright, il feint d’ignorer qu’une telle chose existe. En creux, ce qu’il essaye de dire avec cette posture, c’est qu’il ne comprend pas qu’on puisse lui interdire d’aimer les images. Cette image de Patrick Cariou, il la trouve belle, attirante, il a envie de l’utiliser et d’établir une relation avec elle. Et il dit tout ça avec une naïveté volontaire et l’arrogance qui le caractérise. Mais la façon dont je comprends cela, c’est qu’au-delà de la question de savoir si l’on a le droit d’utiliser telle ou telle image, ce qui compte, c’est la relation singulière que l’artiste a avec.
Une œuvre intéressante, c’est celle où transparait un regard personnel, une manière nouvelle de regarder les choses ?
C’est effectivement ce regard qui m’intéresse, ainsi que la qualité de relation que va permettre une œuvre. La question n’est pas de savoir si c’est un plagiat ou pas, mais comment faire une autre expérience d’une image donnée. Le symptôme d’une bonne œuvre, c’est sa capacité à ouvrir sur autre chose qu’elle même. Par exemple, dans son installation à la Villa du Parc à Annemasse, l’artiste Joe Scanlan entretient cette relation là avec son matériau source, le texte d’Edward Saïd L’Orientalisme, qui parle de l’asservissement de l’Orient par l’Occident. En le lisant, Joe Scanlan était déjà en train d’imaginer autre chose : la même relation d’asservissement qu’entretient l’art contemporain avec la culture populaire. Il lui suffit de changer certains mots pour en rendre compte et nous proposer à nous aussi une autre relation à ce texte.
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