Avec une Jeanne Balibar sidérante en favorite éconduite, Frank Castorf revisite Racine en l’associant à Antonin Artaud. Un classique plongé dans le bain d’acide d’une sexualité débridée.
Cédant à la tentation de l’orientalisme et s’inspirant d’une histoire vraie, Racine cadre, en 1672, sa tragédie Bajazet dans la moiteur sensuelle du huis clos du sérail. Cet enfermement, que Roland Barthes qualifiait de « milieu toxique » dans son essai Sur Racine, vibre de l’absence du sultan, occupé par le siège de Babylone. L’idée d’un coup d’Etat anime les protagonistes et désigne son cadet Bajazet en successeur idéal.
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Le sexuel se mêle au politique quand la toute-puissante Roxane, la favorite du sultan, tombe sur un bec en entreprenant ce frère résolument insensible aux sirènes du pouvoir, sans même savoir qu’il a déjà succombé aux charmes de sa suivante Atalide.
Danse de la mort
Montant Racine pour la première fois, Frank Castorf approche la matière des alexandrins comme on passe une viande sur les braises d’un grill, tout en déconstruisant la tragédie en écho du chaos qui règne au Moyen-Orient aujourd’hui. Se revendiquant de la performance et d’une série de moments de grâce où l’intime est relayé par la vidéo, il questionne l’érotisme qui suinte de cette danse de mort autant que le sens de sa représentation.
Amateur des crash-tests d’écriture, le metteur en scène allemand appelle Antonin Artaud à la rescousse pour inventer un théâtre de la cruauté où ses écrits deviennent viraux et capables d’infecter d’une folie visionnaire les plaies béantes ouvertes par Racine. Puisant sans modération dans l’œuvre et la correspondance de l’auteur du Théâtre et la Peste, Castorf convoque aussi la philosophie de Pascal et Les Pensées sur le divertissement autant qu’un poème dédié au cancrelat tiré des Démons de Dostoïevski.
L’espace du sérail se cristallise en trois lieux. Une cage de fer, qui annonce des tourments dignes d’un jardin des supplices. Une tente-refuge, qui se déploie tel un tchadri XXL. Enfin, la cuisine d’un foyer de travailleurs, qui hérite d’une façade peinte aux couleurs des tableaux d’Ingres, au détail près que ce portrait géant du sultan s’éclaire des ampoules rougeoyantes d’un regard de Terminator.
Jeanne Balibar est une somptueuse Roxane, dans une surenchère d’incarnations qui l’amène à jouer les girls de music-hall, à se glisser dans la peau de cuir des maîtresses SM
Séductrice ulcérée par la mise en échec de son sex-appeal, Jeanne Balibar est une somptueuse Roxane, qui perd toute raison dans une surenchère d’incarnations censées lui permettre d’arriver à ses fins. Un parcours borderline, qui l’amène à jouer les girls de music-hall, à se glisser dans la peau de cuir des maîtresses SM et à finir par oser les postures pornographiques d’une esclave, en assumant une nudité totale pour ne plus arborer au cou qu’une corde symbolisant la laisse de son asservissement sexuel.
Fabuleux partenaire dans le rôle de l’aquoiboniste Bajazet, Jean-Damien Barbin s’invente une théorie du genre pour justifier ses pulsions suicidaires. Le reste de la troupe est à l’unisson de la panique ambiante, et transforme cette mise à sac de Racine en happening inoubliable.
Bajazet – En considérant Le Théâtre et La Peste d’après Jean Racine et Antonin Artaud, mise en scène Frank Castorf, avec Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin… Dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 14 décembre, MC93, Bobigny
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